Urbanités africaines / Les programmes de logement public à Yaoundé : entre laboratoire libéral et manifestations urbaines du clientélisme dans un Cameroun post-austérité

Mathilde Jourdam-Boutin

L’article de M. Jourdam-Boutin au format PDF


La fin des années 2000 marque un tournant dans les modes de construction de logements dans les villes d’Afrique subsaharienne. Alors que la production de logements a surtout été le fait d’initiatives individuelles depuis les années 1990, on assiste désormais à une reprise des programmes publics de construction de logements dans certains pays d’Afrique de l’ouest et d’Afrique centrale (Biehler et al., 2015). Le Cameroun n’est pas en reste. À Yaoundé notamment, capitale politique du Cameroun, le contexte d’une croissance urbaine continue d’environ 9 % depuis les années 1960 et l’habitat informel qui compose un peu plus de 50 % du parc de logements sont des thématiques récurrentes tant des rapports institutionnels (Habitat III, 2017 ; Comité national Habitat III, 2015) que des travaux scientifiques (Pettang et al., 1995 ; Bopda, 2003). L’accès à un logement est donc pleinement constitué en « problème public » appelant à la mise en œuvre d’actions pour le résoudre. Alors que le contexte économique ainsi que les injonctions des organisations internationales, telles que la Banque mondiale, poussent à une limitation du rôle de l’État dans le secteur du logement au profit des acteurs privés (Osmont, 1995 ; Bertrand, 2003), le gouvernement camerounais inaugure en 2009 un nouveau programme public de construction de 10 000 logements sociaux et de 50 000 parcelles assainies.

Cet article propose donc d’analyser l’évolution des programmes publics de construction de logements au Cameroun à partir de nos recherches1  sur les quartiers de logement social à Yaoundé. Ce travail repose sur deux terrains de trois mois à Yaoundé où des entretiens semi-directifs avec les acteurs institutionnels et privés liés au logement social ainsi qu’avec des habitants ont été menés. L’observation de la mise en œuvre des différents programmes immobiliers a également été mobilisée. L’enjeu était d’étudier l’évolution des politiques publiques de logement social et leurs conséquences spatiales. Cependant, l’étude des politiques se revendiquant du « logement social » en Afrique, c’est-à-dire de politiques d’intervention publiques censées proposer des logements accessibles aux catégories modestes (Flamand, 1989), révèle que celles-ci s’adressent surtout à une population relativement aisée (Biehler et al., 2015). Nous préférerons donc le terme de logement public à celui de logement social.

Une approche chronologique permettra d’abord de cerner le développement des politiques publiques du logement. Durant les années 1970, l’intervention de l’État aboutit à la construction de cités d’habitat. Dès 1987, un retrait des investissements publics dans les problématiques du logement et une cession du parc de logement public conformément aux mesures d’austérité exigées par le Fonds Monétaire International marquent un premier temps de libéralisation de l’immobilier public au Cameroun. Depuis 2005, on assiste à une relance des politiques publiques de logement dans un contexte économiquement plus favorable (Chauvin, 2012). Ce renouveau des programmes publics de logement s’opère toutefois selon de nouvelles modalités. Dans le champ immobilier, une place plus grande est accordée aux acteurs privés ; mais la libéralisation se manifeste également au sein des programmes publics de construction de logement, par le développement de partenariats public-privé. Une telle réorganisation des politiques publiques de logement par la vente du patrimoine résidentiel public et vers une implication croissante des acteurs privés dans la construction et la gestion se constate autant en Europe (Lévy-Vroelant et Tutin, 2010), qu’en Afrique du Sud et au Maghreb (Le Tellier et Iraki, 2009 ; Morange, 2006). Ces reconfigurations des politiques publiques d’habitat à travers le monde s’expliquerait par un tournant néolibéral des gouvernementalités (Desjardins, 2008) : l’action publique aurait désormais à charge de créer un cadre propice à l’extension de la concurrence (Harvey, 2014 : 2). Cependant, les processus de néolibéralisation des politiques de logement sont encore peu étudiés sur le continent africain.

Parce qu’il s’agit de la capitale politique, Yaoundé est tant le siège des services de l’État que le laboratoire urbain du pouvoir. Yaoundé fait l’objet d’une attention particulière de la part des autorités étatiques nationales. Celle-ci, redoublée depuis la promulgation de l’indépendance en 1960, est justifiée par la volonté de faire de la capitale le support de la construction et de l’exercice du pouvoir de l’État. Ainsi, au plus fort d’une crise politique extrêmement violente qui a paralysé de nombreuses villes du pays, le président a pu affirmer : « Si Yaoundé respire, le Cameroun vit ». Cette formule, désormais populaire, montre bien le rapport métonymique entre la ville et le pouvoir. Les populations les plus diverses qui se concentrent sur ce territoire reflètent une forme de synthèse économique et sociale de la société camerounaise, et Yaoundé devient ainsi le lieu privilégié de l’expérimentation de nouvelles politiques publiques, notamment de logement. Celles-ci nourrissent parfois les logiques de clientélisme politique, « pilier principal de l’État néo-patrimonial » camerounais (Médard, 1998). Selon J.-F. Médard, la notion de patrimonialisme recouvre un ensemble de pratiques relationnelles, dont le clientélisme politique, où s’observe une confusion entre les biens publics et privés. La néo-patrimonialisation apparaît lorsque les processus de bureaucratisation et de patrimonialisation sont intimement liés, comme c’est le cas au Cameroun (Médard, 1998). La spécificité de Yaoundé se trouve donc dans le rapport privilégié que l’État y expérimente avec le patrimoine urbain au gré de ses reconfigurations.

Alors que les premiers programmes ont produit des quartiers équipés, destinés à la fois à moderniser une ville en pleine croissance et à construire des formes de clientélisme entre le gouvernement camerounais et les classes les plus aisées, on peut se demander si ces nouvelles modalités de formulation et de mise en œuvre des programmes publics de logement provoquent une reconfiguration des systèmes de rentes urbaines, voire leur abolition. À travers l’analyse du volet yaoundéen du Programme Gouvernemental lancé en 2009, il s’agira donc de savoir si la néolibéralisation, pour le moins incomplète, des politiques publiques de logement social occasionne la formation de nouvelles rentes urbaines.

D’une part, cet article souhaite ainsi participer à l’étude de la néolibéralisation des politiques publiques de logement social : en décentrant l’analyse du cadre des pays occidentaux, il s’agit de comprendre la mise en place locale du processus libéral au regard de la configuration particulière du contexte (Brenner et al., 2010), à savoir, dans le cas présent, le régime néo-patrimonial camerounais (Médard, 1998). D’autre part, alors que le phénomène d’effacement des pouvoirs publics du secteur du logement, identifié dans plusieurs États africains, avait restreint la recherche à l’étude de l’habitat informel et des politiques de déguerpissement, la reprise de grands programmes de construction permet de renouer avec l’étude de la production formelle de logements en Afrique subsaharienne.

——-

Essor et crise de la production étatique du logement : vers une redéfinition du rôle de l’État

Après un temps de renforcement de la politique publique de logement héritée du modèle français au cours des années 1970, la crise économique et les politiques d’austérité des années 1990 provoquent une première phase de libéralisation des programmes de logements publics. Celle-ci se caractérise par la privatisation du patrimoine urbain de l’État camerounais.

———

Une politique publique de logement héritée de la colonisation française

Au Cameroun, ce sont les autorités coloniales, anglaises et françaises, qui ont mené dès le début du XXe siècle les premières politiques publiques d’habitat, construisant alors le logement en un problème public, puisqu’il devenait un objet « d’intervention pour les autorités politiques légitimes » (Padioleau, 1982 : 25). Ces premières politiques de logement à Yaoundé sont d’abord destinées aux forces militaires coloniales, puis aux fonctionnaires du régime, expatriés ou locaux. La législation française leur garantissait le logement et l’ameublement via la Société Immobilière de l’Afrique Équatoriale Française (Vennetier, 1976). Fournir un logement aux fonctionnaires et à certains ouvriers camerounais était vu comme l’assurance d’une reproduction de la force de travail locale, mais aussi comme un outil de contrôle de leur intégration à l’espace urbain : les camps de logements sont strictement séparés de la « ville blanche » dans un souci de contrôle politique et économique (Sinou et al., 1989) (Sinou et al., 1989 : 189).

Après la Seconde Guerre mondiale, le Comité de l’Urbanisme et de l’Habitation aux Colonies2  recommande la mise en place de sociétés immobilières et de crédit sur le modèle métropolitain français afin de répondre aux importants flux migratoires à destination des capitales coloniales. En 1952, le Cameroun se voit alors doté d’une société immobilière nationale financée par les pouvoirs publics français : la Société Immobilière du Cameroun (SIC), qui construit environ un millier de logements jusqu’en 1958 (Sinou et al., 1989).

—-

1977-1985, un « âge d’or » des politiques publiques de logement ?

L’indépendance acquise en 1960 ne transforme pas radicalement l’orientation des politiques publiques, même si les troubles occasionnés par la guerre du Cameroun (Deltombe et al., 2016) entraînent l’arrêt temporaire de la production de logements publics. La forte croissance économique que connaît le pays dans les années 1970 permet au gouvernement de lancer des politiques urbaines ambitieuses qui bouleversent le paysage de la capitale camerounaise sur deux plans. D’une part, en participant à la réhabilitation du centre-ville de Yaoundé et, d’autre part, en engageant une restructuration du tissu urbain qui passe par des politiques de construction de logements et de production de lotissements équipés (Franqueville, 1984).

Ces politiques d’habitat sont mises en œuvre par un appareil administratif complexe établi par décrets en 1977 (voir figure 1). Les statuts et les prérogatives de la SIC sont revus. En qualité d’entreprise parapublique, elle doit proposer les projets de cités3  de logements sociaux, en encadrer la réalisation, puis en assurer la gestion pour l’État. Le financement public est assuré par le biais du Crédit Foncier du Cameroun (CFC). Enfin, ce dispositif institutionnel, désigné comme le « triptyque de l’habitat », est complété par la création de la Mission pour l’Aménagement et l’Équipement des Terrains Urbains et Ruraux (MAETUR), qui a pour tâche d’aménager les espaces accueillant des lotissements.

——

1. Schéma des acteurs du logement public au Cameroun, après leur organisation en 1977 (M. Jourdam-Boutin, 2018)

——

Ce montage institutionnel permet donc de mener une politique volontariste et planifiée de production de logements, où les structures paraétatiques, toutes placées sous la tutelle de ministères gouvernementaux, assurent le monopole de la production immobilière légale à l’État. De plus, l’accroissement du budget annuel consacré au secteur de l’habitat, de 4 à 16 milliards de Francs CFA de 1977 à 19904  (Bissek, 1994), permet au ministère en charge de l’habitat de planifier un projet de construction de 9 000 logements à Yaoundé en dix ans. Le montant de ces financements et l’impact de la production publique d’habitat semblent toutefois dérisoires au regard des 600 à 900 milliards de financements alloués aux opérations d’urbanisme vouées à l’embellissement de la capitale nationale (Durang, 2003 : 45).

Progressivement, les quartiers de logements publics sous forme d’habitat collectif et individuel marquent le tissu urbain de la capitale. Conçus et mis en œuvre par les autorités publiques, « les programmes et leur architecture doivent être exemplaires et répondre aux objectifs sociaux et moraux qui leur sont assignés » (Flamand, 1989 : 128). Ils défendent cependant une certaine vision de l’exemplarité, construite sur des modèles urbanistiques occidentaux qui sont perçus comme des synonymes de modernité. Ainsi, la Cité Verte de Yaoundé (voir figure 2), construite entre 1975 et 1983, reprend le modèle de la cité jardin tout en appliquant les principes de zonage établis par la Charte d’Athènes.

——

2. La Cité Verte, à Yaoundé (M. Jourdam-Boutin, 2016)

——-

Toutefois, les programmes publics de construction de logements n’ont servi ni à loger le plus grand nombre, ni à loger les plus pauvres, questionnant ainsi leur caractère « social ». Comme dans le reste de l’Afrique subsaharienne, ces logements « sociaux » ont principalement ciblé les élites et les fonctionnaires. La volonté gouvernementale de fournir un logement aux fonctionnaires a ainsi été codifiée par plusieurs textes réglementaires dès 1966.

Surtout facilitée pour les petits fonctionnaires, l’accession aux logements en cités SIC va de pair avec le statut symbolique qui accompagne leur position dans l’administration en qualité de représentant de l’État. De plus, si ces logements publics satisfont les aspirations à un confort et à un style de vie considéré comme moderne, ils rivent les fonctionnaires à leurs obligations financières. Selon A. Marie, cette frange de la société urbaine, cadres moyens de la fonction publique et jeunes technocrates mal payés, qui constitue une menace de « turbulence et de contestation », est en partie neutralisée « en satisfaisant leur demande de terrains et de logements » (Marie, 1988 : 1 158). S’il ne sont pas forcément les soutiens des nouveaux détenteurs du pouvoir, ces fonctionnaires peuvent être considérés comme les clients de l’État, à qui ils doivent positions et avantages (Bayart, 2006). En mobilisant la catégorie « sociale », le discours étatique cherche ainsi à jouer sur la confusion entre logement subventionné, logement construit par la puissance publique, et logement destiné aux populations les plus modestes. De plus, malgré l’accélération du rythme de production des cités de logements publics, le parc immobilier de l’État a seulement été étendu de 580 logements en 1959 à 4 500 en 1994, alors qu’entre 1976 et 1995, la capitale camerounaise a vu sa population multipliée par plus de trois, dépassant le million en 1995 (Durang, 2003). Cette production de logements s’est révélée insuffisante pour répondre à la croissance démographique, d’autant qu’elle ne s’est pas accompagnée d’une promotion immobilière privée.

—–

Des politiques d’ajustement structurel à la privatisation des logements publics : un premier temps de redéfinition des politiques de logement

Les programmes publics de construction de logements vont s’arrêter brusquement après la crise économique. En 1989, un premier plan d’ajustement structurel est signé entre le Cameroun et la Banque Mondiale, suivi en 1994 par une dévaluation du Franc CFA (Chauvin, 2012). Le plan d’ajustement structurel mis en place au Cameroun permet la diffusion d’une nouvelle manière de penser la ville. Jusque dans les années 1970, les institutions internationales considéraient les mauvaises conditions de vie en ville comme une conséquence des difficultés économiques. Sous la présidence de la Banque mondiale par McNamara de 1968 à 1981, les espaces urbains, et en particulier l’accès au logement, sont de plus en plus considérés comme des facteurs de développement (Osmont, 1995), où de bonnes conditions de vie permettraient de rendre les populations plus productives. Cette nouvelle orientation se manifeste d’abord par l’augmentation des projets concernant le secteur urbain auxquels la Banque apporte son soutien technique et financier. Puis la période des ajustements structurels conduit par la suite à considérer l’organisation institutionnelle et la gestion urbaine comme une clé pour maîtriser le développement urbain. Les institutions internationales, où domine une conception libérale du développement, encouragent notamment des réformes sectorielles, des restructurations des entreprises publiques et un redressement de la gestion publique.

Le retrait des pouvoirs publics de la production de logements s’inscrit donc dans un contexte de mise en œuvre de politiques d’austérité, qui se sont traduites par une importante diminution des investissements publics, réduits de deux tiers. Cette politique d’austérité a été imposée comme « conditionnalité » suspensive à l’obtention des programmes d’aide du Fonds monétaire international (Chauvin, 2012). Si elle ne fait pas l’objet d’une liquidation comme d’autres services publics urbains (Durang, 2003), la SIC est déstabilisée par le désengagement financier de l’État : les financements déjà faibles dont bénéficiaient les institutions parapubliques du logement sont supprimés. Par ailleurs, la SIC ne parvient pas à percevoir suffisamment de loyers pour assurer le fonctionnement de la société, allant de l’entretien du patrimoine immobilier public au développement de nouveaux projets.

La SIC n’étant plus en mesure d’assurer l’équilibre de ses budgets, le modèle du logement public apparaît comme un tonneau des Danaïdes. Cela déclenche une vague de privatisation des logements publics qui prend deux formes, soit par la vente, notamment celle des logements individuels, soit par des mécanismes de régularisation de transactions informelles, assimilables à un phénomène d’accaparement dans les logements collectifs. En effet, les baux des logements collectifs des cités demeurés en location font l’objet de transactions illégales contraires au règlement, telles que des legs, des ventes de clefs ou la mise en place de systèmes de sous-location. Un locataire de la Cité Verte rencontré en 2016 m’a ainsi affirmé que « la SIC ne choisit jamais : si ma sœur me dit qu’elle cherche un logement et que je pars, j’irai jamais dire que je pars et je la ferai rentrer […] Je peux aussi louer ma maison et quelqu’un me paye tous les mois » (entretien, mars 2016). L’accaparement illégal des logements peut être compris comme une privatisation de fait, dans la mesure où pactes d’échanges et transactions marchandes forment un marché officieux des baux locatifs. Ce marché officieux étant considéré par tous comme un état de fait, les statuts et l’identité des locataires font régulièrement l’objet de processus de régularisation par les agents de la SIC, sur initiative individuelle ou bien sous forme de campagne collective. L’accaparement illégal de certains logements est donc toléré, et même régulé par la société étatique qui, en jouant sur le flou des frontières entre légal et illégal, s’assure un contrôle discontinu mais marqué sur les cités SIC, tout en se désengageant en partie de leur gestion et de leur entretien.

Ce contexte conduit le gouvernement camerounais à une reformulation de ses politiques d’habitat. Désormais, la production individuelle privée et la production informelle, dont la distinction n’est pas toujours très nette dans la mesure où la première a souvent recours à la seconde, sont encouragées de fait par la régularisation des quartiers d’habitat précaire, et par la planification de lotissements qui assurent la propriété foncière aux propriétaires des logements auto-construits. Dès lors, le succès des lotissements entérine la déstabilisation du modèle du logement locatif public, en faillite sur le plan financier et idéologique. Lotisseur officiel et historique de l’État, la MAETUR prend donc le pas sur la SIC comme acteur central des politiques publiques d’habitat, attestant d’un redéploiement de l’action publique qui se désengage, voire se « décharge » (Hibou, 1999), économiquement de la production de logements, désormais à la charge d’intermédiaires privés non marchands, les habitants.

Toutefois, les 11 000 parcelles produites pour 1 000 hectares lotis mises à disposition dans les lotissements publics sont trop peu nombreuses pour répondre à la demande, et les normes de construction limitent la part de la population yaoundéenne pouvant accéder à la propriété dans ces conditions. Or, la crise économique n’entraîne pas de ralentissement de la croissance démographique de Yaoundé, qui oscille autour de 8 % par an dans les années 1990 (Bopda, 2003). Les quartiers populaires, ainsi que les quartiers périphériques, caractérisés par un habitat précaire et des occupations informelles, sont les principales zones marquées par l’accroissement démographique. Ces occupations ainsi que les spéculations foncières et immobilières qu’elles entraînent sont de fait tolérées par les pouvoirs publics, qui n’ont ni les moyens, ni la volonté politique de la réguler. Par conséquent, la redéfinition des politiques publiques de logement ne freine pas les pratiques informelles qui se développent en marge de la planification urbaine. Dès lors, le plan directeur d’urbanisme de Yaoundé estime à environ 115 000 unités la production annuelle informelle d’habitations entre 1990 et 2000, et diagnostique une nécessaire reprise d’une politique publique d’habitat social (AUGEA et al., 2008 : 35).

—-

Le programme gouvernemental, quelle libéralisation des politiques publiques ?

Avec la crise des années 1990 et la mise en place du plan d’ajustement structurel, les modèles des politiques publiques de logement camerounaises suivent donc la tendance globale d’une informalisation de la production de logement qui marque un premier temps vers la libéralisation concurrentielle de la production immobilière actuellement à l’œuvre. Depuis le début des années 2000, un corpus législatif important5  encadre, en effet, l’ouverture du secteur immobilier aux initiatives privées marchandes et à la concurrence. On note ainsi l’essor de nouveaux acteurs de la fabrique urbaine, issus pour la plupart des classes moyennes et aisées, qui contribuent à la transformation du paysage de Yaoundé en prenant part à l’urbanisation et à la diversification des formes de logements et de propriétés immobilières (Jourdam-Boutin, 2017). Par ailleurs, les acteurs paraétatiques adoptent progressivement des normes et des modes de gestion issus du secteur privé. L’absence de subventions publiques et la frilosité du secteur bancaire à financer des projets à la rentabilité longue et incertaine dans un environnement économique instable contraignent les promoteurs publics à développer des projets en fonds propres à but lucratif  (Jourdam-Boutin, 2017).

Ce processus de libéralisation se lit particulièrement bien dans le volet yaoundéen du programme gouvernemental. Situé au nord de la capitale et désigné sous le nom d’Olembé (voir figure 3), il s’agit d’un projet de construction d’ampleur, rassemblant 4 500 logements sociaux et environ 15 000 parcelles – des dimensions inhabituelles pour un programme urbain au Cameroun. Évoqué dès 2003 comme réponse aux injonctions internationales visant la croissance économique et la réduction de la pauvreté (Habitat III, 2017), il est inauguré en 2009. Ce réinvestissement de la question du logement par les pouvoirs publics répond à un besoin bien identifié : les expertises internationales concluent qu’en plus du déficit d’un million de logements à combler, la construction de 70 000 logements par an serait nécessaire pour suivre la croissance urbaine de Yaoundé  (AUGEA et al., 2008 ; UN-HSP, 2009). L’annulation de la dette, obtenue en 2006 dans le cadre de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés et de l’initiative d’allègement de la dette multilatérale menées par le FMI et la Banque mondiale, s’accompagne d’une reprise relative de la croissance macro-économique (Chauvin, 2012). Cette reprise permet à l’État de réinvestir le secteur de la production urbaine, tout en reprenant la formulation de programmes publics de logements.

——–

3. Le programme public d’Olembé au nord de Yaoundé (M. Jourdam-Boutin, 2017)

—-

Un recours de plus en plus important aux acteurs privés

Pourtant, les modalités de mise en œuvre de ces nouveaux programmes de logements publics diffèrent de ceux réalisés au cours des années 1980, durant l’âge d’or de ce qu’on pourrait appeler « l’État bâtisseur ». Outre la remobilisation des organismes paraétatiques dédiés à l’habitat fondés en 1977, on assiste en effet à un recours croissant au secteur privé. Le ministère du développement urbain et de l’habitat ainsi que le ministère des finances, dont la charge partagée révèle la place toujours plus importante donnée aux questions économiques et financières au sein des politiques urbaines, ont souhaité mettre l’accent sur les partenariats publics-privés tant sur le plan financier que technique (MINHDU, 2013).

Sur le plan économique, étant donné l’importance des capitaux nécessaires, la forte volatilité des marchés immobiliers et la réputation d’un environnement politique et institutionnel risqué, la recherche de financement s’est révélée ardue, et les investisseurs potentiels récalcitrants : « le problème, c’est que c’est le budget étatique qui doit financer maintenant, parce que les banques et les partenaires étrangers ont refusé. Lorsqu’on a lancé les travaux, il n’y avait pas de financement disponible, mais il fallait lancer le programme », comme me l’a indiqué un fonctionnaire ministériel (entretien, février 2017). À l’exception d’un programme de coopération sino-camerounais portant sur la construction de 1 500 logements dont 640 à Olembé, l’ensemble étant financé à 85 % pour un montant de 33,5 milliards de Francs CFA par des fonds publics chinois, c’est l’État camerounais qui doit financer le programme. Compte tenu de sa faible capacité d’investissement (Chauvin, 2012 : 15-18), le projet d’Olembé a été partagé en plusieurs phases, afin d’offrir une plus grande flexibilité d’investissement. Confiées à différents acteurs du BTP, la fragmentation spatiale du projet est pensée comme un moyen de fragmenter le processus de production, et donc le financement lui-même : « L’État a cru qu’en avançant 50 milliards de FCFA6  débloqués par le CFC avec l’accord du Ministère des finances, […] les 50 milliards pouvaient être recyclés et faire aboutir le programme de 10 000 logements parce que, phase par phase, on vendrait pour refinancer » (entretien, février 2017).

Ainsi, certaines phases ont été attribuées à des entreprises étrangères : deux partenariats ont été passés avec des entreprises françaises – Razel-Bec, déjà bien implantée au Cameroun, et Kréol BTP7  –, et un accord bilatéral a été signé avec une société nationale chinoise. En effet, comme dans la plupart des projets de coopération entre la Chine et les pays africains, c’est une entreprise publique de construction chinoise pilotée par le gouvernement central qui a gagné le marché aux dépens d’une entreprise publique provinciale ou d’une entreprise camerounaise (Lam, 2014). Par ailleurs, une phase de 500 logements a été partagée entre une quinzaine de petites et moyennes entreprises camerounaises. L’objectif officiel est de soutenir et de renforcer le secteur national du bâtiment : « En voulant promouvoir les entreprises locales, on a mis en avant les PME » (entretien, février 2017). Ce recours plus important à une multiplicité d’entreprises privées, afin de fragmenter la production, semble donc attester d’une reconfiguration des nouveaux grands programmes publics de logements à Yaoundé. Pour autant, les organismes paraétatiques d’aménagement et de promotion ne sont pas en reste, puisque la MAETUR et la SIC ont toutes deux été mobilisées au titre de maître d’ouvrage délégué sur l’ensemble du projet, à l’exception du volet chinois où l’entreprise SNC Shenyang s’est réservé la maîtrise d’ouvrage. La maîtrise d’ouvrage officielle de l’opération revient, quant à elle, au MINHDU. Cette nouvelle répartition des fonctions, alors que la SIC avait la pleine maîtrise d’ouvrage sur les anciens projets et non sa délégation, n’est pas réellement justifiée par les pouvoirs publics. La plupart des fonctionnaires en charge du projet se contentent de dire que c’était une « décision politique » ; quelques-uns expliquent que le recours à une multitude d’acteurs permettait de mieux « partager la manne, c’est le partage du gâteau national » (entretien, mars 2017).

Pour autant, la reconfiguration des programmes publics de logements semble évoluer dans le sens d’un retour de l’État dans la production de logements, mais aussi dans la régulation urbaine, tâche en partie négligée au cours de la décennie 1990. La relance de ces programmes s’inscrit en effet dans un processus de réengagement des acteurs publics à l’échelle urbaine, puisque la région de Yaoundé voit la mise en place de multiples programmes de déguerpissement, régularisation et requalification des quartiers issus de l’urbanisation précaire, et l’adoption en 2008 d’un nouveau plan directeur d’urbanisme8  (AUGEA et al., 2008). De longue date, les programmes publics de logement sociaux prennent en effet part aux politiques d’aménagement et de restructuration de Yaoundé. L’implantation en périphérie de ces quartiers aménagés, qui disposent de réseaux viaire, électrique et d’assainissement, réoriente l’extension urbaine de la ville, puisque les habitants cherchent à s’y raccorder tant légalement que par des pratiques illégales. Les acteurs publics perçoivent d’ailleurs le projet comme producteur d’aménités. Ils considèrent notamment que les terrains jouxtant le projet Olembé et ses aménagements font l’objet d’une spéculation et d’une urbanisation croissante : « Compte tenu du fait que le pouvoir a lancé la construction des logements et que, du coup, maintenant, là, tout autour, ça prend de la valeur, le terrain coûte cher dans la zone parce que, maintenant, on a amené la route et surtout l’eau. Avant, c’était la brousse. » (entretien, février 2017). Tandis que les unités de logements publics des années 1980 avaient été implantées au nord-ouest pour y orienter l’urbanisation non planifiée (voir figure 4), les nouvelles opérations publiques semblent davantage chercher à la guider vers le nord de la capitale, comme prévu dans le PDU (AUGEA et al., 2008). Le document mentionne notamment qu’afin de développer un centre secondaire, les opérations d’habitat doivent être accompagnées d’équipements structurants, tels qu’un stade, en cours de réalisation, une zone d’activités économiques et un site universitaire. Les programmes de construction de logements publics demeurent ainsi des instruments pour orienter l’urbanisation, et l’on observe à nouveau la création de « morceaux de ville » planifiés au sein d’un tissu urbain souvent constitué de manière informelle  (Biehler, 2010). Ainsi, les nouveaux programmes de logements publics restent formulés à l’initiative de la puissance publique et destinés aux catégories aisées, comme c’est le cas avant les années d’ajustement structurel, mais ils connaissent en plus un nouveau stade de libéralisation qui se manifeste notamment par la multiplication d’acteurs privés.

———

4. Carte de localisation des cités SIC et du projet Olembé dans le tissu urbain de Yaoundé (M. Jourdam-Boutin, 2018)

—-

Une libéralisation néopatrimoniale ?

Bien que les dispositifs nécessaires à la réalisation des programmes de logements publics aient évolué vers l’expérimentation des partenariats public-privé et le changement de rationalité économique, la persistance de certains acteurs, mais aussi de certaines pratiques, indique une redéfinition plutôt qu’un changement de modèle de politiques publiques. L’accession à ces logements de standing demeure notamment destinée aux populations aisées et à la clientèle du régime. Le patrimoine public que constituent ces logements continue de faire l’objet d’un échange social entre le régime au pouvoir et sa clientèle, signe d’une confusion entre le domaine public et privé caractéristique des pratiques patrimoniales selon J.-F. Médard (1998). Celles-ci sont inhérentes aux États néo-patrimoniaux, dont le Cameroun fait cas d’école, où le processus de bureaucratisation, c’est-à-dire de construction d’un État légal-rationnel sur le modèle occidental, et le développement de pratiques patrimoniales sont liés. La redéfinition des politiques publiques de logement selon des principes libéraux considérés comme occidentaux semblent ainsi donner lieu non seulement à la poursuite, mais aussi au développement de nouvelles pratiques patrimoniales.

Tout d’abord, la dimension électoraliste de ce programme a été reconnue à de nombreuses reprises, à l’instar de ce fonctionnaire qui nous a exposé la synchronisation entre l’avancée du projet et le calendrier politique présidentiel : « L’idée a été lancée depuis 2004 […] et lorsqu’après le premier mandat 2004-2011, l’urgence s’est avérée parce qu’il y avait une élection en 2011, […] on était déjà en 2008, il fallait donc accélérer et lancer en 2009 pour qu’on puisse dire : « bon, voilà, c’est ce qu’on fait ». Et comme les prochaines élections, c’est pour l’année prochaine9 , on nous a remis la pression. Il fallait vendre même les logements qui ne sont pas finis, parce que tout le monde doit avoir sa part » (entretien, mars 2017).

Les discours officiels, les médias camerounais ou encore les sites des ministères et les membres du gouvernement continuent par ailleurs d’utiliser le qualificatif « social » pour sous-entendre que ces nouveaux programmes de logements publics sont destinés aux populations les plus modestes. Les personnes rencontrées ont tout à fait conscience de ce jeu sur le vocabulaire : « C’est pas à la portée de tout le monde ! On aurait pu appeler ces logements « logements aidés », ça aurait été plus clair, alors que social, ça fait croire que c’est pour les pauvres. Parce que c’est un projet politique, l’idée politique c’était de dire qu’on loge les Camerounais, pas de le faire » (entretien, février 2017).

Pourtant les responsables du projet précisent que la clientèle visée est un groupe qu’ils désignent comme la « classe moyenne ». Certains fonctionnaires et officiels reconnaissent ainsi que le discours officiel est volontairement trouble : « Il y a une forme de classes moyennes au Cameroun, […] du coup l’État trouve qu’il est en train au moins de répondre à une de ses missions régaliennes, car, s’il ne veut pas loger tout le monde, Olembé, au moins, c’est pour la classe moyenne, pour la construire » (entretien, février 2017). La définition indécise des classes moyennes, d’autant plus sur le continent africain où l’usage du concept est récent et controversé (Jacquemot, 2012), rend difficile l’identification du groupe auquel ce programme est destiné dans ce discours. Cependant il est possible de cerner quelques caractéristiques économiques et professionnelles des futurs propriétaires à Olembé.

Au regard des communiqués annonçant l’identité et l’employeur des acheteurs de logements à Olembé, un premier profil se distingue : celui de fonctionnaires ou bien d’employés du secteur tertiaire (voir figure 5). En effet, on relève la récurrence d’employeurs avec le préfixe « Min », abréviation pour « ministère », preuve que beaucoup d’acheteurs travaillent dans la fonction publique. On note également des employés de sociétés paraétatiques (Elecam, Enéo), des membres du parti politique présidentiel (Comité central RDPC), et des investissements potentiellement spéculatifs pour deux personnes ne résidant pas à Yaoundé (Port de Douala, Eden service Bruxelles). Ainsi, il semble que ces programmes de logements publics soient encore destinés à des populations recherchant un logement équivalent au statut symbolique que leur confère leur activité professionnelle.

——

5. Communiqué officiel des attributions de logements à Olembé, affiché au siège de la SIC (M. Jourdam-Boutin, 2016).

——–

Les conditions et les prix de ventes des logements apparaissent également comme un indicateur de la population réellement ciblée par ces opérations. Tout d’abord, l’acquisition des logements du parc se fait par une vente dont les échéances ne peuvent dépasser six mois. Les prix des logements oscillent entre 18 millions pour un T4 de 104 m², et 23 millions de FCFA10  pour un T5 de 131 m², afin de viser « la tranche de la population qui avait les salaires entre 150 000 et 200 000 », selon le responsable de leur commercialisation (entretien, février 2017). Or, si le revenu moyen au Cameroun est estimé à 5,27 dollars par jour, le revenu médian est de 2,11 dollars, soit 1 200 FCFA environ (World Bank, 2016 : 82). Il faut exercer un emploi salarié où le salaire est cinq fois supérieur au revenu médian au Cameroun pour pouvoir accéder à un tel logement. Ce programme public de construction de logements subventionnés s’adresse donc en réalité à des individus constituant une classe déjà possédante, dont le gouvernement souhaite s’attirer le soutien ou « l’apathie politique » (Jacquemot, 2012), en lui offrant l’accès à un logement ou à un investissement locatif. La construction de logements dits sociaux est donc toujours réservée à des populations relativement aisées.

Le redéploiement de l’action publique dans le secteur du logement s’inscrit donc dans la poursuite d’une politique clientéliste : le logement demeure un objet d’échange économique et social11  entre les élites politiques et la frange supérieure de la société ayant accédé à une stabilité économique. Ces logiques clientélistes semblent même avoir été étendues par la reconfiguration des modalités de réalisation des cités de logements publics. En effet, selon la législation camerounaise, l’attribution des marchés publics doit faire l’objet d’un appel d’offres, ainsi que d’une commission d’évaluation des offres avant de sélectionner un contractant (MINTP, 2004). Cependant, l’attribution des marchés pour la construction des logements à Olembé n’a pas suivi cette procédure, puisque les marchés semblent avoir été attribués de gré à gré par le ministère, sous l’aval du cabinet du Premier ministre, sans l’arbitrage d’une commission délibérative : « c’est le ministère qui pilotait tout ça, le gré à gré était entre les entreprises et le ministère mais les autorisations venaient toujours de la primature » (entretien, février 2017). S’il s’agit d’un système légal de contraction de marché, ce dernier relève d’un dispositif d’exception face à des « circonstances imprévisibles » (MINTP, 2004). Selon la loi, ce dispositif est appliqué « dans le cas d’urgence impérieuse motivée par des circonstances imprévisibles », « pour les besoins ne pouvant être satisfaits que par une prestation nécessitant l’emploi d’un brevet d’invention » ou encore en cas « d’aptitudes particulières » de l’entreprise. Dans le cas d’Olembé, il n’était donc normalement pas nécessaire d’en faire usage. Les critères de sélection de ces entreprises demeurent sujets à caution ; les soupçons exprimés de corruption sont nombreux, et reflètent l’opacité et le manque de traçabilité qui caractérise l’attribution des marchés publics au Cameroun. Ainsi m’a-t-on par exemple raconté : « Une fois de plus, c’est une décision politique. On considère que la manne financière doit être un peu redonnée à tout le monde. On va parler franchement hein ! Une entreprise d’État n’a pas eu beaucoup d’argent ces dernières années parce qu’on a traversé la crise. Allez, on lui file quelques logements à construire. Pour vous, d’accord ? Les PME, c’est pareil : mon cousin veut un contrat, pour lancer sa nouvelle PME ? Untel me donne un billet ? Allez hop, je leur attribue quelques contrats » (entretien, février 2017). L’attribution des marchés publics de construction immobilière se révèle donc être un nouvel objet d’échange entre des acteurs privés et la puissance publique, qui offre l’occasion à de petits entrepreneurs d’accaparer une rente urbaine en échange d’un soutien d’ordre politique. Les logiques clientélistes des rapports néo-patrimoniaux se lisent donc autant dans l’attribution des logements du programme gouvernemental, que dans la production même de ces logements dits « sociaux ». La reconfiguration de ses modalités d’intervention et le redéploiement de l’action publique permettent ainsi au régime camerounais de poursuivre la distribution de rentes et de bienfaits sociaux.

—-

L’État camerounais a donc progressivement ouvert les domaines de la production résidentielle aux acteurs privés, et l’on observe notamment une libéralisation des programmes publics de construction de logements dits sociaux. Après une période d’investissement public au cours des années 1970 à 1980, la crise économique de la décennie suivante aboutit au premier temps de cette libéralisation, avec la cession du parc public et la fin des investissements étatiques. Depuis 2009, une seconde phase de cette libéralisation se joue davantage dans les modes de mise en œuvre des programmes publics de construction que dans un simple retrait des financements publics.

Cependant, l’approche chronologique des politiques publiques de construction de logement social permet de montrer que les quartiers équipés de logements subventionnés ont presque toujours bénéficié aux catégories les plus aisées, puisque le logement fait l’objet d’un échange social entre le pouvoir et ses soutiens. La libéralisation des politiques publiques de logement social ne fait pas exception et s’inscrit dans la même dynamique. De plus, tout en se dégageant de certaines obligations financières et techniques en ayant recours à un montage libéral, il apparaît que la libéralisation des politiques publiques de logement social génère de nouvelles rentes à distribuer : les contrats de construction. Cela conduit à une apparente hybridation entre le modèle camerounais, voire africain (Biehler et al., 2015), de production de logements dits sociaux destinés à une clientèle politique aisée, et le modèle néolibéral d’ouverture à la concurrence et d’adoption de normes de gestion inspirées du secteur privé. Ce contexte invite à réflexion à la manière dont la doctrine et les processus libéraux s’imbriquent dans des structures politiques préétablies pour donner lieu à de nouvelles modalités d’exercice du pouvoir (Ong, 2002).

MATHILDE JOURDAM-BOUTIN

—–

Mathilde Jourdam-Boutin est doctorante en Géographie à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, au sein de l’UMR 8586 Prodig. Ses recherches portent sur la néolibéralisation du secteur immobilier et sur les dynamiques urbaines au Cameroun.

m.jourdamboutin AT gmail DOT com

——-

Couverture : Le programme public d’Olembé au nord de Yaoundé (M. Jourdam-Boutin, février 2017)

—–

Bibliographie

AUGEA international, Arcauplan et IRIS conseil, 2008, Yaoundé 2020, plan directeur d’urbanisme, Yaoundé, MINHDU, CUY.

Bayart J.-F., 2006, L’État en Afrique : la politique du ventre, Nouvelle éd., Paris, Fayard, 439 p.

Bertrand M., 2003, « Du logement à la ville : nouvel agenda urbain et questionnements scientifiques », Autrepart, vol. 25, n°1, 5 p.

Biehler A., 2010, Enjeux et modes de constitutions des espaces publics à Ouagadougou (Burkina Faso), Thèse de Géographie, Université Paris 1, 637 p.

Biehler A., Choplin A. et Morelle M., 2015, « Le logement social en Afrique : un modèle à (ré)inventer ? », Métropolitiques, en ligne.

Bissek P., 1994, Habitat et démocratisation au Cameroun : enjeux africains d’une chasse gardée, Paris, Karthala, 239 p.

Bopda A., 2003, Yaoundé et le défi camerounais de l’intégration : à quoi sert une capitale d’Afrique tropicale ?, Paris, CNRS Éditions, 422 p.

Brenner N., Peck J. et Theodore N., 2010, « Variegated neoliberalization : geographies, modalities, pathways », Global Networks, vol. 10, n°2, p. 182‑222.

Chauvin S., 2012, « Cameroun : les enjeux de la croissance économique », Macroéconomie & Développement, n°6, 28 p.

Deltombe T., Domergue M., Tatsitsa J. et Mbembe. 2016, La guerre du Cameroun : l’invention de la Françafrique, 1948-1971, Paris, La Découverte, 245 p.

Desjardins X., 2008, « Le logement social au temps du néolibéralisme », Métropoles, n°4, en ligne.

Durang X., 2003, Vivre et exister à Yaoundé : la construction des territoires citadins, Thèse de Géographie et Aménagement, Université Paris 4, 633 p.

Flamand J.-P., 1989, Loger le peuple : essai sur l’histoire du logement social en France, Paris, La Découverte, 369 p.

Franqueville A., 1984, Yaoundé : construire une capitale, Paris, ORSTOM, 192 p.

Habitat III, 2017, New Urban Agenda, Quito, ONU-Habitat, 66 p.

Harvey D., 2014, Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, coll. Penser/croiser, 320 p.

Hibou B., 1999, « La « décharge », nouvel interventionnisme », Politique africaine, vol. 73, n°1, 6 p.

Jacquemot P., 2012, « Les classes moyennes changent-elles la donne en Afrique ? Réalités, enjeux et perspectives », Afrique contemporaine, vol. 244, n°4, 17-31.

Jourdam-Boutin M., 2017, Produire le logement au Cameroun. Politiques publiques et libéralisation de l’immobilier à Yaoundé, mémoire de master 2 en géographie, Paris, Université Paris 1, 155 p.

Lam K., 2014, « L’inévitable « localisation » : les entreprises publiques chinoises de la construction au Ghana », Politique Africaine, n°134, 21-43.

Le Tellier J. et Iraki A., 2009, Habitat social au Maghreb et au Sénégal, Paris, Rabat, L’Harmattan, coll. « Habitat et Sociétés », 286 p.

Lévy-Vroelant C. et Tutin C. (dir.), 2010, Le logement social en Europe au début du XXIe siècle : la révision générale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 250 p.

Marie A., 1988, « État, politique urbaine et sociétés civiles : le cas africain », Tiers-Monde, vol. 29, n°116, 1145-1169.

Médard J.-F., 1998, « Postface » dans Sawicki F. (dir.), Le clientélisme politique dans les sociétés contemporaines, Paris, Presses universitaires de France, 307‑316.

MINHDU, 2013, Programme Gouvernemental de construction des logements sociaux, en ligne.

Morange M., 2006, La question du logement à Mandela-City (ex.Port Elizabeth), Paris, Karthala, 410 p.

Ong A., 2002, « Globalization and New Strategies of Ruling in Developing Countries », Études rurales, n°163‑164, 233‑248.

Osmont A., 1995, La Banque mondiale et les villes : du développement à l’ajustement, Paris, Karthala, 309 p.

Padioleau J., 1982, L’État au concret, Paris, Presses universitaires de France, 222 p.

Pettang C., Vermande P. et Zimmermann M., 1995, « L’impact du secteur informel dans la production de l’habitat au Cameroun », Cahiers des sciences humaines, vol. 31, n°4, 883-903.

Sinou A., Poinsot J. et Sternadel J., 1989, Les Villes d’Afrique noire, politiques et opérations d’urbanisme et d’habitat entre 1650 et 1960, Paris, Ministère de la coopération et du développement, 346 p.

UNHSP (ed.), 2009, Profil urbain de Yaoundé, Nairobi, UN-Habitat, 41 p.

Vennetier P., 1976, Les villes d’Afrique tropicale, Paris ; New York, Masson, 190 p.

World Bank, 2016, Poverty and Shared Prosperity 2016 : Taking on Inequality, Washington, the World Bank press, 193 p.

 

 

Pour citer cet article : Jourdam-Boutin M., 2018, « Les programmes de logement public à Yaoundé : entre laboratoire libéral et manifestations urbaines du clientélisme dans un Cameroun post-austérité », Urbanités, Dossier / Urbanités africaines, octobre 2018, en ligne.

 

 

 

  1. Cette contribution reprend les observations menées dans le cadre de deux mémoires de Master en Géographie sous la direction de Marie Morelle à l’Université Paris 1. []
  2. Fondé en 1946, le « Comité de l’urbanisme et de l’habitation aux colonies » a pour tâche de définir une doctrine en matière d’urbanisme et d’habitat pour l’ensemble des territoires colonisés. Celle-ci reprend les principes planificateurs des lois sur l’urbanisme métropolitain, et pose l’État comme agent déterminant de l’aménagement de l’espace urbain (Sinou et al., 1989). []
  3. Terme utilisé dans les documents officiels et considéré de façon non péjorative localement. []
  4. Soit 80 millions à 240 millions de nouveaux francs français (de 1960 à 1994, 1 FCFA vaut 0,02 FRF), soit 12 millions à 36 millions d’euros environ. []
  5. Entre 1997 et 2017, on compte environ une dizaine de textes législatifs, lois et décrets d’application, encadrant l’activité immobilière. La dernière en cours porte notamment sur le développement de la copropriété. []
  6. Environ 76 millions d’euros dans la mesure où 1 euro équivaut aujourd’hui à 655 francs CFA. []
  7. Bien implantée en Afrique francophone, Razel-Bec est une filiale du groupe Fayat, numéro 4 du bâtiment et travaux publics français, spécialisée dans le terrassement et le génie civil. Kreol BTP est une entreprise spécialisée dans la construction, notamment en Martinique et en Guadeloupe. []
  8. Aucun document de stratégie urbaine n’avait été adopté depuis 1982. []
  9. Les élections présidentielles devaient initialement se dérouler plus tôt en 2018 mais elles ont été reportées à la première semaine d’octobre 2018. Paul Biya y est candidat à sa succession pour un sixième mandat consécutif. []
  10. Soit des logements entre 27 481 et 35 000 euros ou 31 934 et 40 671 dollars environ. []
  11. J.-F. Médard définit le clientélisme comme une forme particulière de corruption où l’objet d’échange social et marchand est l’ouverture d’accès et la distribution de ressources ou de biens (Médard, 1998). []

Comments are closed.