Lu / Viewshed, Larissa Fassler

Thibault Carcano

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Un ouvrage singulier, à l’interface de l’art et des sciences sociales

Larissa Fassler est née en 1975 sur « le territoire non cédé des peuples Musqueam, Squamish et Tseil-Waututh que les gens connaissent sous le nom de Vancouver, Canada » (p. 318). Aujourd’hui, elle vit et travaille à Berlin.

Ses compositions en deux et trois dimensions révèlent, explorent et par là même dénoncent les systèmes socio-politiques générés par la ville ainsi que leurs effets sur les corporéités des individus. Paru en 2022, Viewshed donne à (re)découvrir trente-deux de ses œuvres et quatorze vues d’exposition, soit la quasi-totalité des travaux qu’elle a réalisés au cours des quinze dernières années. Du fait de leurs dimensions imposantes et du fourmillement de détails qui les caractérisent, les œuvres sont présentées par des cadrages rapprochés plutôt qu’entières (ce qui aurait impliqué de les rendre illisibles). Par ailleurs, les visuels sont laissés bruts tandis que les éléments de contexte (titre, date, techniques, dimensions) sont  regroupés en « Index » à la fin de l’ouvrage (p. 320-323). Ainsi, le lecteur est invité à se perdre dans la complexité des travaux présentés ; il ne peut compter que sur sa connaissance, sa réflexion et sa sensibilité pour les interpréter.

Pensé comme un atlas, l’ouvrage comporte quatre sections relatives aux régions – tantôt villes, tantôt continents – sur lesquelles l’artiste a travaillé : Berlin, Paris, Istanbul, et Amérique du Nord. Son caractère plurilingue ajoute encore à la singularité de l’objet final. En effet, à l’exception des textes intercalaires et des sections conclusives, chaque intervention est proposée en anglais (la langue natale de Fassler), en allemand (la langue de sa ville d’adoption) et en français (la langue qu’elle emploie avec son compagnon). En jouant sur son identité plurielle, l’artiste accroît l’accessibilité de son propos et développe une large palette de vocabulaire, à même de traduire ses ressentis de la manière la plus fine possible.

De plus, les œuvres ne sont pas commentées à la manière d’un catalogue d’exposition classique mais plutôt liées aux sujets de société qu’elles évoquent par des essais à la teneur académique. Pour ce faire, l’artiste sollicite les contributions de ses pairs et proches. Ainsi, Viewshed n’est pas un ouvrage de la seule Larissa Fassler mais une production collective, aux frontières de la géographie, de l’anthropologie, des arts performatifs et de la médiation culturelle.

« Forms of Brutality : cartographier les formes de brutalité à Berlin » (p. 54-67), de Karen Till, montre comment la Moritzplatz révèle les traumatismes urbains inscrits dans la mémoire et l’identité allemandes. Dans « Les scénographies urbaines et les cartographies performatives des lieux dans l’œuvre de Larissa Fassler » (p. 126-133), Shauna Janssen analyse la station de métro Kottbusser Tor et le Neues Kreuzberger Zentrum comme des scènes où se jouent les performances du quotidien.  Dans « Palimpseste » (p. 186-193), Chris Blache et Pascale Lapalud explorent les relations complexes et inéquitables qui se nouent au sein de la Gare du Nord. « Marcher dans ses pas : à propos des œuvres nord-américaines de Larissa Fassler » (p. 282-289), de Nicole Burisch, revient sur la cartographie de et par la marche comme outil d’analyse. Enfin, l’ouvrage est augmenté par les interventions ponctuelles de Diana Sherlock et Fiona Shipwright ainsi que par le travail de conception graphique de Dana Woodward, toutes trois citées parmi les autrices de l’ouvrage (p. 319).

Viewshed apparaît ainsi comme un dispositif muséal qui enchevêtre les œuvres et leur commentaire. L’objectif poursuivi ici n’est donc pas d’ajouter un niveau supplémentaire à une exégèse déjà touffue mais de montrer en quoi la lecture de cet ouvrage enrichit le champ géographique.

Des supports de représentations innovants

Les œuvres de Larissa Fassler mettent en scène des lieux urbains stratégiques tout à la fois garants d’un gradient d’urbanité élevé et vecteurs d’inégalités sociospatiales ; autrement dit : des « hotspots de la vulnérabilité et de la résilience » (Gleizes, 2022). Ce sont le plus souvent des espaces de croisement et de rencontre, ouverts (places) ou semi-ouverts (halls de gare), dont les ramifications « tridiastatiques » (surfaciques, aériennes et souterraines) forment des ensembles assimilables à des « mangroves urbaines » (Reymond et al., 1998 ; Mangin et Girodo, 2016). En outre, chacune des vues composée par l’artiste renferme les spectres de spatialités et de temporalités multiples. Place Taksim (2015) fait référence aux évènements contestataires advenus en Turquie en mai-juin 2013 (p. 220-229) tandis que Moritzplatz Forms of Brutality (2019) renvoie à l’histoire mouvementée de la capitale allemande : nazisme, séparation est-ouest mais aussi violence de la gentrification actuelle (p. 10-19).

Dans ses œuvres, Fassler s’approprie les codes formels de la cartographie et du maquettisme, deux outils de pouvoir qui, par la vision fantasmée du territoire qu’ils charrient, servent l’idéologie dominante et en garantissent la pérennité tout en éludant les aspérités dérangeantes (Bellentani et Panico, 2016). Ainsi, ses dessins et sculptures ont pour socle un plan architectural ou cadastral minutieux, respectueux des détails et des proportions. Néanmoins, cette rigueur quasi-naturaliste a également une portée politique car, une fois disséqué, le bâti devient une carcasse évidée de toute symbolique de pouvoir présupposée. Pour accentuer ce message l’artiste privilégie d’ailleurs l’utilisation de techniques et de matériaux peu nobles : crayon, stylo et collage pour les cartes ; chutes de polystyrène et de carton pour les maquettes.

Du reste, les éléments mobiliers et immobiliers qu’elle donne à voir ne constituent qu’un cadre ; un théâtre dans lequel elle donne vie à une multitude de saynètes et de récits. Après avoir fini d’échafauder son lieu de représentation, Fassler détourne les codes classiques pour raconter des histoires plurielles, discordantes. Alors, ses travaux se métamorphosent : les vues zénithales se mêlent aux axonométries et aux croquis ; les nuances de gris se mêlent à la couleur ; le dessin se mêle à la peinture, au collage voire à l’écriture. Par exemple, dans Gare du Nord IVV (2015), le pôle d’échange parisien est représenté sur un fond dont le motif évoque le wax et les vêtements chamarrés qui habillent le lieu et ses usagers sans jamais apparaître dans les plaquettes officielles (p. 180-181).

Une entreprise géographique

Fassler ne se revendique pas géographe. Pourtant, ses travaux contribuent indubitablement à décrire le monde et ils reposent sur un protocole scientifique rigoureux mêlant étude de terrain, recherche documentaire et expérimentation studio.

Sur site, Fassler se livre à ce que Pétonnet (1982) qualifie « d’observation flottante », une forme de flânerie – voire de dérive (Debord, 1956) – au cours de laquelle elle ouvre l’ensemble de ses sens à son environnement sans que son attention ne soit dirigée a priori vers un élément particulier. Cette (dé)marche flânante est déjà, en elle-même, un acte militant car la flânerie, libre et exempte de toute menace, n’est pas toujours une évidence au sein de l’espace public, en particulier lorsque l’on est une femme.

Son entreprise, quoique tournée vers les arts plastiques, n’est pas sans rappeler le projet entrepris par Perec cinquante ans plus tôt autour des lieux parisiens (Perec et al., 2022). Comme lui, Larissa Fassler combine l’« observation flottante » à une tactique de « reconduction » des séquences d’observation (Tixier, 2015) et au désir d’ « épuisement » du lieu (Perec, 2020[1975]). Comme lui, elle inventorie les faits et les données mais aussi les éléments textuels et visuels ou encore les fragments de vie dont elle est la témoin. Pour autant, Fassler ne prétend pas ni à l’exhaustivité, ni à l’objectivité : la mosaïque de récit qu’elle compose ne livre qu’une vision du monde tronquée, reflet de ce qu’elle est elle-même à même de (perce)voir au cours de ses déambulations. Ainsi, ses cartographies figurent de nombreuses zones laissées vierges, correspondant aux zones dans lesquelles elle n’a pas pu ou n’a pas souhaité se rendre. Le titre de l’ouvrage promeut d’ailleurs cette subjectivité assumée : Viewshed signifie « bassin visuel », soit le paysage visible depuis un poste d’observation géographiquement et socialement situé.

La production de contre-récits comme acte militant

Toute forme de représentation incarne un récit et une vision du monde subjective (Devisme et Matthey, 2021). Ainsi, selon Fassler, l’organisation de l’espace et les pratiques qui y afférent communément sont les produits d’un système patriarco-colonial : la carte procède d’une logique de conquête, d’accaparement et de domination tandis que la maquette est un instrument de capitalisation foncière relayant une représentation désincarnée du territoire (p. 188).

En même temps qu’elle dénonce l’utilisation de ces outils à des fins de propagande, elle révèle leur portée contestataire et les détourne pour dénoncer les travers des systèmes urbains mondialisés, gangrénés par les discriminations, la spéculation foncière et la coercition technologique. Chacun des lieux qu’elle choisit de représenter est le miroir d’un modèle « péremptoire, capitaliste et guerrier [qui] peut (et doit) imploser » (p. 193). De ce fait, ses travaux s’inscrivent dans le sillon de la cartographie radicale (ou contre-cartographie) : un mouvement protéiforme qui interroge les conventions cartographiques ainsi que les systèmes sociotechniques qui les produisent. (Kollektiv Orangotango+, 2018 ; Zwer et Rekacewicz, 2021).

Fassler construit ses récits et imaginaires à partir de discours minoritaires, contraires ou négligés qu’elle puise dans les marges du paradigme dominant. Par là même, elle donne de la visibilité, du sens et de la légitimité aux pratiques alternatives (Lanoix, 2014). Elle permet à des voix discordantes de se faire entendre et contribue à rendre la ville plus hospitalière et plus qualitative pour toutes et tous. Dès lors, ces œuvres apparaissent comme le prélude à une action collective de revendication et de lutte in situ (Zwer et Rekacewicz, 2021).

Plus qu’une monographie, Viewshed décrypte et prolonge l’œuvre de Larissa Fassler. Sa dimension artistique offre une porte d’entrée engageante vers les enjeux complexes auxquels fait face la fabrique de la ville et du territoire – chaque piste pouvant être approfondie grâce aux essais et aux références académiques renseignées en notes de bas de page. En outre, l’ouvrage propose une réflexion graphique et méthodologique rafraichissante sur la manière d’investir un terrain, d’en extraire des informations sensibles et de les retransmettre à autrui. Comme le montre Larissa Fassler, la production des récits géographiques n’est plus l’apanage des pouvoirs dominants. Chacun est désormais libre de collecter et de mettre en forme – par le texte ou par l’image – des données spatiotemporelles ; il s’agit même là d’un acte militant essentiel.

THIBAULT CARCANO

Thibault Carcano est doctorant en géographie et aménagement au sein du laboratoire Médiations de Sorbonne Université. Sa thèse s’inscrit dans la continuité d’un apprentissage tourné vers l’urbain, entre Sciences Po et l’ENSA Paris-Belleville. En prenant pour sujets les (im)mobilités et les (inter)actions au sein des espaces simili-publics que sont les gares, il cherche à décortiquer l’essence de la ville : l’urbanité.

thibault.carcano@mailo.com

 

Référence de l’ouvrage : Fassler, L., Sherlock, D., Till, K., Janssen, S., Blache, C., Lapalud, P., Burisch, N., Shipwright, F. et Woodward, D., 2022, Viewshed, Munich (Allemagne), DISTANZ, 336 p.

Bibliographie

Bellentani F. et Panico M., 2016, « The meanings of monuments and memorials: Toward a semiotic approach », Punctum. International Journal of Semiotics, n°2(1), 28-46.

Debord G., 1956, « La théorie de la dérive », Les Lèvres nues, Décembre (9), pages inconnues.

Devisme L. et Matthey L., 2021, « Projets en échec : Déroutes et déréalisations », Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, n°12, en ligne.

Gleizes S., 2022, « Les hotspots de la vulnérabilité et de la résilience », Paris, Chaire de Philosophie à l’Hôpital, Conservatoire National des Arts et Métiers, 112 p.

Kollektiv Orangotango+, 2018, This is not an atlas: A global collection of counter-cartographies, Bielefeld (Allemagne), Transcript, 354 p.

Lanoix C., 2014, « Notes, Notation, Narration : Le carnet de terrain comme « carto-ethnographie » », Belgeo, n°2, en ligne.

Mangin D. et Girodo M., 2016, Mangroves urbaines. Du métro à la ville : Paris, Montréal, Singapour, Paris, Carré, 307 p.

Perec G., 2020[1975], Tentative d’épuisement dun lieu parisien, Paris, Christian Bourgois, 59 p.

Perec G., Richardson S., Burgelin, C. et Joly J.-L., 2022, Lieux, Paris, Éditions du Seuil, 567 p., en ligne.

Pétonnet C., 1982, « L’observation flottante. L’exemple d’un cimetière parisien », LHomme, n°22(4), 37-47.

Reymond H., Cauvin C. et Kleinschmager R., 1998, Lespace géographique des villes : Pour une synergie multistrates, Paris, Economica, 557 p.

Tixier N., 2015, « Le même et le différent » in Tixier N. (dir.), Traversées urbaines. Villes et films en regard, Genève (Suisse), MētisPresses, 101-108.

Zwer N. et Rekacewicz P., 2021, Cartographie radicale : Explorations, Paris, Dominique Carré, 295 p.

 

Couverture : Columbus Circle, NYC II. Larissa Fassler. 2017-2020. Stylo, crayon à papier et acrylique sur toile. 180 x 130 cm. Photo: Aurélien Mole. Courtesy of Larissa Fassler and Galerie Poggi

 

Pour citer cet article : Carcano Thibault, 2024, « Viewshed, Larissa Fassler », Urbanités, Lu, Janvier 2024, en ligne.

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