#19 / Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 : sécuriser l’événement, surveiller la ville ?

Entretien avec Myrtille Picaud, par Séverin Guillard, Marie Bonte et Charlotte Ruggeri

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Myrtille Picaud est chargée de recherches au CNRS en sociologie (CRESPPA-CSU). Après avoir travaillé sur les liens entre salles de musique et transformations urbaines, elle s’intéresse aujourd’hui aux politiques de sécurité concernant l’organisation de grands événements et au déploiement de dispositifs numériques de sécurité pour la ville, en France et en Grande Bretagne. Elle examine notamment l’inscription de ces politiques et dispositifs dans les mutations urbaines contemporaines, les inégalités sociospatiales et les pratiques de loisir, et la façon dont ils contribuent (ou non) à la création de marchés dédiés. Ses enquêtes l’ont ainsi conduite à observer de près les politiques de sécurité mises en place à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, qu’elle évoque pour cet entretien avec Urbanités.

Pourriez-vous nous décrire les principaux aspects des dispositifs de sécurité qui sont en train d’être mis en place à l’occasion des Jeux olympiques et paralympique de Paris 2024 ? De quelle manière cela se traduira-il dans l’espace urbain ?

Pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, je pense qu’on peut évoquer la mise en œuvre d’une véritable politique de sécurité, qui excède la seule installation de dispositifs de sécurité. Cette politique englobe un nombre conséquent d’acteurs, de temporalités, de pratiques et de techniques. Ma recherche, encore en cours, s’attèle à la documenter, pour en établir le périmètre, l’histoire et les effets, qui se traduisent dans différents secteurs.

Premièrement, la sécurité de cet événement concerne une grande variété d’acteurs : les athlètes et leur entourage, les délégations nationales, les publics de l’événement, les résident·es des villes qui les accueillent et, bien sûr, les professionnel·les de la sécurité et de la sûreté1(de France, mais aussi d’autres pays), ainsi que celles et ceux contribuant à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques. Si l’on évoque les publics, les athlètes et les délégations, dont certains arrivent de pays étrangers, il s’agit alors de sécuriser non seulement leur présence sur site, mais aussi leur entrée sur le territoire national. Ce processus engage donc aussi des infrastructures existantes (aéroports, douanes, contrôle aux frontières, etc.), en intensifiant potentiellement leur activité.

Deuxièmement, plusieurs éléments constituent cette politique de sécurité, qui recoupent également différentes temporalités (avant et/ou pendant l’événement) : le renseignement et le recoupement d’informations et de données, afin d’anticiper et gérer au plus près les risques qui sont identifiés ; la cybersécurité des infrastructures de communication, mais aussi de diffusion médiatique de l’événement ou de sa billetterie ; la sécurité et la sûreté dans les enceintes sportives, dans les espaces de retransmission, à leurs abords et dans le transport pour s’y rendre, ainsi que dans les villes accueillantes. Je me concentre davantage sur cette dernière partie, qui est plus signifiante au regard des enjeux urbains. Néanmoins, ces trois sphères de la sécurité de l’événement sont assez fortement interconnectées dans les faits.

La sécurité et la sûreté pendant l’événement se déclinent en de nombreux dispositifs. D’abord, en amont de l’événement, il s’agit de sécuriser les chantiers des sites de compétition et d’accueil des délégations, mais surtout de « préparer » l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques dans des villes les plus sécurisées possibles. Cela se traduit par exemple par le Plan Zéro délinquance de la Préfecture de Police de Paris, initié en 2022, soutenu par l’augmentation des forces mobiles jusqu’aux Jeux olympiques. La Préfecture annonce que « depuis le début de l’année 2023, 871 opérations ont été menées, 9 400 effectifs ont été mobilisés, près de 25 000 personnes ont été contrôlées et 1 254 ont été interpellées. ». En parallèle, des squats installés à proximité des espaces prévus pour les Jeux olympiques ont été évacués (comme Unibéton, sur l’Île-Saint-Denis, où est situé le village des athlètes) et des personnes sans domicile fixe ont été déplacées hors d’Île-de-France, menant certaines associations à dénoncer un « nettoyage social » lié aux Jeux, ce que contestent les autorités locales. Par ailleurs, les profils de nombreux intervenant·es lors des Jeux olympiques (agent·es de sécurité, journalistes, bénévoles, etc.) sont vérifiés afin d’écarter celles et ceux pouvant présenter une menace, et des assignations à résidence sont également prononcées.

Ensuite, il y a la sécurité pendant l’événement. Celle-ci peut se traduire dans l’aménagement spatial des bâtiments et des emprises des sites de compétition. Il s’agit de gérer des flux très importants de personnes : rappelons que 10 millions de visiteur·ses sont espéré·es. Ces arènes intègrent donc des considérations strictes en matière d’accueil et d’évacuation d’un public important. Il faut notamment éviter à tout prix les risques liés aux mouvements de foule, parfois renforcés par des infrastructures défaillantes ou des réponses policières inadaptées. Cela a en effet contribué dans le passé à un grand nombre de morts lors d’événements sportifs, notamment des matches de football, comme à Furiani en Corse ou au Heysel en Belgique2. L’aménagement spatial des lieux, particulièrement des stades, prend en compte ces contraintes, et a été décrit par certains chercheurs comme un modèle sécuritaire ayant également trait à des formes de contrôle de l’espace public. Ainsi, le « Stade de France inaugure à ce titre un nouveau mode de contrôle des visiteurs. La sécurité n’y repose plus sur la séparation des registres de l’extérieur et de l’intérieur, mais sur une surveillance continue des visiteurs depuis les rues, les stations de transport et les parkings jusqu’à leur place assise dans le stade. […] Cette organisation fluide, directe et orientée, limite les opportunités de confrontation entre supporters. » (Landauer, 2009).

Cet aménagement spatial sécuritaire se retrouve également dans l’organisation des fan zones, où le public regarde les retransmissions des épreuves dans l’espace public. Ce modèle a été testé en France lors de l’Euro 2016 de football masculin, puis pérennisé juridiquement dans le cadre de la Loi sécurité intérieure et lutte contre le terrorisme du 30 octobre 2017 (adoptée à la suite des attentats du 13 novembre 2015). Celle-ci autorise la création de périmètres lors de grands événements jugés « à risque », au sein desquels la police et/ou des agent·es de sécurité privée peuvent inspecter ou fouiller personnes et véhicules. L’accès à ces périmètres est alors limité par des points de contrôle. Concrètement, cela signifie que l’on passe de multiples contrôles de sécurité, dans l’espace public, pour accéder à une zone sécurisée délimitée par des barrières. Ce fonctionnement a été mis en œuvre sur le Vieux Port lors de l’arrivée de la flamme olympique à Marseille le 8 mai (voir image 1), alors même que l’événement était gratuit et ouvert à tous·tes. Il sera également utilisé en région parisienne pour réguler l’accès aux abords des zones de compétition, en amont et pendant les Jeux olympiques, avec un système d’accréditation destiné à différencier les circulations souhaitables (riverain·es, livraisons, etc.) et non-souhaitables (circulation motorisée, etc.) dans des espaces où les restrictions sont plus ou moins élevées. La Préfecture de Police de Paris a ainsi mis en ligne des cartes présentant ces périmètres3, leurs temporalités et les règles d’accès (voir exemple en image 2). Ces cartes témoignent de l’emprise spatiale de la sécurité des Jeux olympiques dans les espaces urbains.

1. Contrôle d’accès sur la Canebière, 8 mai 2024, arrivée de la Flamme Olympique à Marseille (M. Picaud, 2024)

2. Les sites olympiques à Paris et en petite couronne (Ministère de l’Intérieur / Préfecture de police de Paris, 2024, pour voir l’image en haute définition)

Finalement, un dernier aspect de la politique de sécurité des Jeux olympiques est la mobilisation des professionnel·les de la sécurité pour l’événement et les moyens mis à leur disposition. Seront ainsi présentes les forces de police publiques, au premier rang desquelles la police nationale et la gendarmerie nationale (30 000 personnes, et jusqu’à 45 000 pour la cérémonie d’ouverture, qui viendront donc de toute la France), ainsi que des unités spécialisées telles que le RAID, le GIGN ou la BRI4. Y apparaissent également certaines polices municipales, selon les villes d’accueil, ainsi que l’armée, puisqu’environ 15 000 militaires seront déployé·es. Une base sera montée ex nihilo sur la pelouse de Reuilly, qui accueille habituellement la foire du Trône, dans laquelle stationneront 4 500 militaires. Des membres de polices et armées étrangères, notamment européennes, seront également en France pour cet événement. Finalement, 22 000 agent·es de sécurité privée sont attendu·es, même s’il est possible que ce chiffre ne soit pas atteint en raison du manque de main d’œuvre dans ce secteur et des difficultés à stationner un tel contingent en Île-de-France. Le manque d’agent·es de sécurité privée en 2012 pour les Jeux olympiques de Londres avait déjà forcé l’armée à intervenir au dernier moment et causé un scandale. Des agent·es supplémentaires sont également recruté·es dans les équipes de sécurité de la RATP (120) et de la SNCF (500). L’espace sera donc quadrillé par la présence des professionnel·les de la sécurité, conduisant certains chercheurs à parler de militarisation de l’espace (Boykoff, 2016 ; Coaffee, 2024).

Afin de coordonner l’ensemble de ces agent·es, aux compétences règlementaires et cultures professionnelles différentes, un centre de commandement commun a été créé, placé sous la direction de la Préfecture de Police de Paris, et doté de nouvelles technologies. La lutte anti-drones, qui exige des outils particuliers est en effet un élément important de ces Jeux olympiques, qui verront également l’usage de techniques de vidéosurveillance automatisée (VSA). Dans celles-ci, les images sont analysées à l’aide d’algorithmes qui produisent des alertes lorsque certaines situations sont identifiées, parmi lesquelles un mouvement de foule, une personne qui tombe à terre, une personne qui sort une arme de sa poche, un bagage qui est abandonné, etc5. Le recours à ces techniques a été permis par la loi du 19 mai 2023, qui prévoit une expérimentation de ces technologies jusqu’en mars 2025, avant qu’une évaluation conduise à une pérennisation de cette disposition ou à son arrêt. Ces technologies ont d’ores et déjà été testées par la police nationale ou par les services de sûreté de la RATP ou de la SNCF, à l’occasion de concerts (Taylor Swift, Félix Wazekwa) ou d’événements sportifs (tournoi Roland-Garros du 1e au 9 juin 2024).

C’est intéressant parce qu’à cet égard, les Jeux olympiques offrent un espace d’opportunité qui permet de mobiliser largement les acteurs publics comme privés afin de mettre certains sujets à l’agenda, qui en d’autres contextes seraient plus compliqués à faire accepter. Certains chercheurs vont même jusqu’à qualifier les Jeux olympiques de « jeux de la sécurité », tant ils permettent de pérenniser de nouvelles politiques dans ce domaine (Bennett et Haggerty, 2011 ; Boykoff et Fussey, 2014). Comme je le disais au début, c’est ainsi tout un appareillage administratif, marchand, technique, spatial et humain qui est mobilisé en vue de sécuriser les Jeux olympiques 2024.

Si cette politique de sécurité est souvent justifiée par l’ampleur des Jeux olympiques 2024, dont l’organisation est associée à de nombreux risques et difficultés logistiques, ces impératifs expliquent-t-il à eux seuls les orientations prises ?

Les Jeux olympiques de Paris 2024 sont effectivement vus comme concentrant davantage de risques, liés par exemple à des mouvements de foule ou à leur ciblage par des groupes terroristes. Depuis l’attentat dans une salle de concert à Moscou fin mars 2024, le niveau d’alerte en France a ainsi été réhaussé et Emmanuel Macron a évoqué la possibilité de modifier la cérémonie d’ouverture afin d’en réduire les risques. Mais la menace lors de ces événements est également celle d’une atteinte à l’image du pays hôte, d’autant que le spectacle sportif est retransmis en direct (4 milliards de personnes seraient attendues devant leur écran pour les Jeux olympiques de Paris 2024), avec des droits monnayés très cher6. En 1985, lors du drame du Heysel, la retransmission en direct du décès de supporters et de leur mauvaise gestion policière avait été désastreuse. L’échec de la police française à assurer la sécurité des supporters de la finale de la Ligue des champions au Stade de France en 2022, visible sur les réseaux sociaux, a aussi provoqué la colère et les railleries de représentant·es de pays étrangers. Dans un rapport à ce sujet paru en 2022, le Préfet délégué à l’organisation des Jeux olympiques et paralympiques établit que ces dysfonctionnements et leur médiatisation « portent un grave préjudice à l’image de la France, [et] ont suscité des interrogations de la part d’observateurs extérieurs sur la capacité de notre pays à livrer et à réussir les grands événements sportifs dont nous aurons prochainement la responsabilité »7. L’incapacité à assurer la sécurité de tels événements est donc vue comme pouvant compromettre l’accueil de grands événements, y compris politiques (sommets, etc.), à l’avenir.

Les risques pour l’image des pays hôtes sont évalués à l’aune de la sécurité des personnes, mais aussi en relation avec la présence de groupes ayant des revendications politiques, qui est perçue comme une perturbation de l’événement. C’est ainsi que le ministre de l’Intérieur et des Outre-mer Gérald Darmanin, évoquant la sécurisation du parcours de la flamme olympique, a cité la menace que représenteraient des collectifs « environnementalistes d’ultra-gauche » pour le bon déroulé de l’événement. Pour les organisateurs comme les représentant·es des pouvoirs publics, la « fête populaire » ne doit pas se transformer en plateforme médiatique pour des messages politiques, l’image des Jeux olympiques et paralympiques (qui sont une marque) faisant en effet l’objet d’un contrôle extrêmement strict. Il a même été envisagé de « concentrer » les manifestations politiques dans des zones délimitées, à distance des épreuves. Ainsi, la définition des risques et des messages souhaitables ou indésirables à cette occasion témoigne de rapports de force sociaux et politiques, et non pas seulement de dangers physiques consubstantiels à la dimension de l’événement. La mobilisation collective en faveur de ces jeux, le contrôle de l’image d’un tel événement, du côté des organisateurs comme des représentant·es des pouvoirs publics, et la représentation festive et apolitique qui en résulte, rendent très difficile l’expression d’oppositions. 

Finalement, la politique de sécurité des Jeux olympiques et paralympiques renvoie également à la position du pays hôte dans l’économie et les relations internationales. Il s’agit de démontrer les capacités de l’État sur la scène géopolitique (l’intervention des États-Unis dans la sécurité des Jeux olympiques d’Athènes en 2004 peut ainsi être lue comme une forme de désaveu des capacités de la Grèce (Samatas, 2014)), mais aussi de démontrer les compétences des entreprises nationales dans ce domaine. Dès la fin des années 2010, les Jeux olympiques et paralympiques 2024 font ainsi l’objet d’une forte mobilisation de la part des groupes d’intérêt liés à l’industrie de la sécurité française, pour pouvoir obtenir des marchés et affirmer leur place face à la concurrence d’entreprises étrangères concurrentes. En France, les Jeux olympiques et paralympiques sont l’un des projets structurants du contrat 2020-2022 du Comité stratégique de filière des industries de sécurité. On note donc la centralité de cet événement dans la structuration de la filière et l’avancement de ses priorités auprès des représentant·es des pouvoirs publics, même si certains membres de l’industrie que j’ai pu rencontrer en entretien en regrettent le manque d’ambition. En tous les cas, les Jeux olympiques et paralympiques permettent d’expérimenter des nouvelles technologies et leur commercialisation (Picaud, 2021). D’abord, en facilitant les coopérations entre acteurs publics et privés. En effet, certaines entreprises dont l’offre provient plutôt du secteur numérique ne connaissent pas bien le fonctionnement des forces de l’ordre par exemple, et les Jeux olympiques et paralympiques sont un bon espace d’approche. Ensuite, en ce qui concerne la VSA, des images de vidéosurveillance seront collectées sur un ensemble divers de situations, avec une masse de publics : elles permettront d’affiner le fonctionnement des algorithmes en les testant en conditions réelles et pas seulement en laboratoire. C’est aussi une façon de négocier l’« acceptabilité sociale » de telles technologies, dans un contexte festif peu susceptible de donner lieu à des contestations.

Justement, quels sont les différents groupes d’acteurs impliqués dans la mise en place de ces dispositifs de sécurité ? Les Jeux olympiques et paralympiques 2024 participent-ils à modifier, à cet égard, les rapports de pouvoir qui sous-tendent la gestion et la transformation des espaces urbains ?

La mise en œuvre de la politique de sécurité implique une grande diversité d’acteurs, des organisateurs des Jeux olympiques et paralympiques 2024 à la SOLIDEO, organisme responsable de la maîtrise d’ouvrage des bâtiments construits, aux forces de l’ordre publiques, agent·es de sécurité privée ou encore entreprises fournissant des services de sécurité (comme les algorithmes permettant d’analyser les images vidéo). Par ailleurs, des administrations ont été créées spécialement pour coordonner l’ensemble des acteurs qui interviendront dans la sécurité. Elles témoignent de la centralisation de cette politique : c’est le cas de la Délégation interministérielle aux Jeux olympiques et paralympiques (DIJOP), placée auprès du Premier ministre, ainsi que la Coordination nationale pour la sécurité des Jeux olympiques (CNSJ), auprès du ministre de l’Intérieur. Plusieurs membres de ces équipes sont d’ailleurs issus de l’organisation de l’Euro 2016, ce qui témoigne d’une forme de capitalisation sur l’expérience dans la sécurisation des grands événements.

La sécurité occupe une place prépondérante, qui entre en tension avec d’autres fonctions des espaces urbains, voire avec la dimension sensément festive de cet événement : les périmètres de sécurité autour des sites olympiques et paralympiques vont ainsi empêcher le fonctionnement habituel des quartiers. Par exemple, certains espaces, pourtant publics, ne seront plus accessibles aux populations qui y habitent, ne pourront plus être traversés en voiture en dehors de dérogations ponctuelles, etc. Afin de limiter ces tensions, les pouvoirs publics incitent les entreprises locales à mettre leur employé·es en télétravail et les résident·es à partir en vacances – mais cela concerne seulement les personnes qui le peuvent, et donc souvent plutôt celles à plus haut niveau de revenu et d’emploi (voir image 3). De même, comme je l’ai dit avant, la sécurité de l’événement recouvre potentiellement l’évacuation de certaines populations, que ce soit des personnes dans des squats, sans domicile fixe, ou des étudiant·es dont les chambres universitaires sont réquisitionnées pendant l’été pour être utilisées par des partenaires de l’événement, par exemple les forces de l’ordre ou les équipes médicales venues en renfort. 

Et au-delà de ces populations, ce sont aussi tout un ensemble d’usages de l’espace public qui seront sans doute exclus, découragés ou déplacés pendant les Jeux olympiques et paralympiques 2024 : vente à la sauvette, mendicité, occupation de l’espace public par des personnes qui ne consomment pas, etc. On peut se demander aussi comment se passera l’accès aux périmètres sécurisés (des espaces publics), selon les caractéristiques sociales, raciales et genrées des personnes, étant donné le surciblage de certains groupes minorisés par les professionnel·les de la sécurité (Jobard et al., 2012).

On observe ainsi une hiérarchisation et une priorisation de l’événement et de sa sécurité, qui empêchent d’autres usages des espaces urbains. Et cela ne concerne pas seulement l’Île-de-France. En effet, la mise sous tension des forces de l’ordre comme des agent·es de sécurité privée par les Jeux olympiques et paralympiques 2024, dont une part importante sera regroupée près de Paris, met en péril la tenue d’autres événements. Gérald Darmanin avait ainsi provoqué une vague de contestations dans le monde de la culture en annonçant en 2022 que les festivals de l’été seraient annulés ou reportés pour cette raison. Des festivals comme Avignon ou les Vieilles Charrues (Carhaix-Plouguer) ont déplacé leurs dates, quand quelques autres, comme Lollapalooza (Paris) ou la Magnifique Society (Reims), ne se tiendront qu’en 2025.

3. Le campagne du gouvernement pour anticiper les déplacements pendant les Jeux olympiques (C. Ruggeri, 2024)

D’après vous, quelles conséquences ces dispositifs mis en place lors des grands événements pourraient-ils avoir à plus long terme sur les espaces publics des villes, et sur les populations qui les fréquentent ?

On peut supposer que l’aménagement spatial et la conception des bâtiments créés pour les Jeux olympiques et paralympiques 2024, comme le village des athlètes qui deviendra ensuite un quartier urbain, ont intégré de façon assez centrale les enjeux de sécurité et de sûreté. Par exemple, des enjeux de visibilité des caméras dans des espaces publics, des formes de prévention situationnelle, etc. Ces éléments resteront sans doute tels qu’ils sont, malgré la transformation de ces lieux. D’autre part, les politiques de sécurité qui ont été mises en œuvre par les élu·es à l’échelle locale et nationale, que ce soit à Saint-Denis ou à Paris, se maintiendront. Cela concerne notamment l’investissement public dans la sécurité, qui se fait au détriment d’autres politiques, et ce, particulièrement en temps de réduction des dépenses publiques. On peut se poser la question de la validité de tels arbitrages, particulièrement dans des quartiers populaires où l’accès à l’emploi, à l’éducation, la lutte contre la discrimination ou la rénovation des logements semblent prioritaires.

En ce qui concerne la VSA, il semble probable que celle-ci soit ensuite pérennisée. La nature et les critères de l’évaluation de cette expérimentation restent jusqu’à présent assez flous. En Angleterre par exemple, la police métropolitaine de Londres avait expérimenté la reconnaissance faciale – elle a confié l’évaluation de cette initiative à deux chercheurs, qui ont produit un rapport détaillé et publiquement accessible sur le fonctionnement de cette technologie (Fussey et Murray, 2019), dont l’usage a été pérennisé. Malheureusement, le verrouillage de la communication autour des Jeux olympiques et paralympiques, par les organisateurs comme par certains représentant·es des pouvoirs publics, signifie qu’il est difficile d’avoir accès à des données fiables sur l’utilisation réelle de ces technologies et d’en rendre compte. Cela permettrait pourtant de mieux comprendre quels espaces, types de comportements ou encore groupes d’individus sont ciblés, pour quelles raisons, et la façon dont cela interagit avec les pratiques des professionnel·les de la sécurité ou encore l’entrainement des algorithmes.

Il me semble toutefois que le recours à la VSA peut contribuer à transformer les usages des espaces publics dans les villes. Les objectifs du recours à cette technologie sont différents selon si elle est utilisée par les polices municipales, par exemple (intéressées par des enjeux de stationnement, de dépôt d’ordures sauvages, etc.), ou par la police nationale (terrorisme, stupéfiants, etc.). Pour la SNCF, c’est la détection de bagages abandonnés qui représente un enjeu économique et de circulation très important. Donc, selon les usages qui en seront faits, on peut supposer que certaines formes d’occupation de l’espace public ou certaines pratiques (vente à la sauvette, travail du sexe8 , manifestations politiques, etc.) –souvent liées à des catégories de personnes spécifiques – seront ciblées. Or, ces cibles de l’action publique divergent souvent des buts de sécurité qui avaient été initialement annoncés au moment où les technologies sont déployées (par exemple, lutte contre le terrorisme). C’est intéressant de documenter ces différences et d’examiner aussi quelles circulations il peut y avoir entre les différents groupes professionnels qui travaillent à la sécurité de l’événement, ou comment les opérateurs de terrain interprètent différemment – ou non – les consignes données par la hiérarchie. Finalement, il se peut aussi que ces technologies se révèlent décalées avec l’usage sur le terrain et donc inopérantes ou non utilisées ! Ce sont aussi des choses importantes à examiner, dès lors qu’elles font l’objet d’un investissement important en argent public.

Dans quelle mesure les dispositifs de sécurité mis en place pour les Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024 diffèrent-ils de ceux mis en place lors d’autres grands événements passés ? S’insèrent-ils aussi dans la continuité de certaines évolutions que l’on peut observer dans l’organisation d’événements culturels ou sportifs, en France ou ailleurs ?

Comme je l’ai dit avant, l’exceptionnalité et la taille des Jeux olympiques et paralympiques permettent souvent de recourir à des mesures de sécurité tout à fait exceptionnelles par rapport à d’autres événements sportifs ou festifs de moindre ampleur, et il s’agit de démontrer ses compétences nationales en la matière. C’est le cas par exemple de la reconnaissance faciale à Tokyo en 2021, qui avait toutefois été mise en œuvre préalablement dans l’organisation de la Coupe du monde de football masculin en Russie en 2018. Malgré tout, un certain nombre des dispositifs utilisés s’inscrivent dans la continuité de pratiques et politiques antérieures. Le périmétrage de zones dans l’espace public et le filtrage des publics, avec des gradations de niveaux de sécurité, hérite de pratiques d’abord testées dans l’architecture des stades, puis lors de l’Euro de football masculin 2016 dans les fan zones. Celles-ci avaient été permises légalement par l’État d’urgence déclaré à la suite des attentats de novembre 2015. Ce sont aussi des normes et des modes d’organisation qui ont circulé internationalement : l’attention portée aux mouvements de foule fait suite aux drames qui ont eu lieu dans d’autres enceintes sportives en Europe. Ceux-ci ont contribué à l’évolution des règles en matière d’accueil de public. La circulation d’agent·es dans le secteur de l’organisation de grands événements, au sein d’arènes nationales et internationales (coupes du monde de football, Euro, Roland-Garros, etc.), contribue également à ces évolutions et à la diffusion de pratiques. On constate toutefois des approches de la police des foules qui diffèrent selon les pays (Fillieule et Jobard, 2020), et donc les politiques de sécurité d’un grand événement comme les Jeux olympiques et paralympiques héritent aussi de celles qui gouvernent les lieux où ils sont organisés.

Finalement, on voit aussi que certaines mesures (sans doute celles qui ont soulevé le plus d’opposition, parfois sur la base de fausses rumeurs9 ) sont inspirées de dispositifs techniques et organisationnels mis en œuvre pendant la crise sanitaire du Covid. Dans les zones à proximité des sites olympiques, lors de leur montage et de l’événement, les résident·es pourront par exemple accéder à leur résidence en voiture seulement avec un laisser-passer numérique, c’est-à-dire probablement un QR code. Certains discours médiatiques ont ainsi rapproché ce laisser-passer du pass sanitaire, même s’il s’agit en réalité de dispositifs relativement différents. On voit aussi qu’un certain nombre de technologies qui sont appliquées à la sécurité des grands événements sont aussi issues du contrôle des migrations aux frontières, par exemple de la sécurité aéroportuaire, et qu’elles circulent ensuite à la gestion et la sécurisation des espaces urbains centraux et denses au quotidien.

Existe-t-il des critiques vis-à-vis de ces dispositifs de la sécurisation de l’espace urbain mis en place durant les grands événements ? Sur quels aspects se focalisent-elles et quelles possibilités ont-elles de peser sur ces débats ?

Il existe de nombreuses critiques des politiques de sécurité liées aux Jeux olympiques et paralympiques. Depuis plusieurs années, des chercheurs travaillent sur ces sujets et soulignent les discriminations, les limites et les enjeux sociospatiaux qui sous-tendent ces politiques10 (Bennett et Haggerty, 2011 ; Boykoff, 2016 ; Fussey, 2015). Plus largement, différentes organisations et collectifs militants dénoncent également ces politiques. Dans le passé, des militants ont publié et documenté les effets des Jeux olympiques et paralympiques sur leurs communautés, par exemple au sujet des Jeux de Rio en 2016 (World Cup and Olympics Popular Committee of Rio de Janeiro, 2015). Pour Paris 2024, on peut en citer quelques-uns, comme la Quadrature du Net, la plateforme Technopolice, le Comité de vigilance JO 2024 Saint-Denis11 ou encore Saccage 2024, et renvoyer vers des publications collectives qui ont été cosignées par un ensemble assez divers d’associations. Ces organisations ont des modes de fonctionnement et rassemblent des catégories d’agents sociaux et politiques assez divers, et leur rapport aux Jeux olympiques et paralympiques 2024 varie entre une opposition franche, d’un côté, et la dénonciation de certains effets négatifs ou de l’instrumentalisation de ceux-ci, de l’autre. Plus généralement, nombre de ces collectifs ne se focalisent pas seulement sur les enjeux de sécurité, mais aussi sur les effets urbains, sociaux, environnementaux, sur le travail, des Jeux olympiques et paralympiques 2024. Par exemple, en s’associant aux revendications de personnes sans papiers qui travaillaient sur les chantiers de construction en vue des Jeux olympiques et paralympiques. Les Jeux olympiques et paralympiques apparaissent ainsi comme des moments permettant d’agréger et de faire converger des militant·es de différents secteurs, quoique ces coalitions tendent à s’effriter à la suite de l’événement.

Néanmoins, le verrouillage de la communication par les organisateurs des Jeux olympiques et paralympiques et les représentant·es des pouvoirs publics, ainsi que l’image globalement positive de ce type d’événement, qui tend à renvoyer les critiques à une position de trouble-fêtes, laisse peu d’espace à ces discours. Leur place dans les productions médiatiques reste minoritaire. De façon plus générale, les débats sur les politiques de sécurité sont rendus complexe par les discours politiques et médiatiques se référant au contexte géopolitique (guerres en Ukraine et à Gaza) et au risque d’attentats terroristes – il est politiquement couteux de mettre en cause des politiques destinées à lutter contre ces menaces. Les débats à propos des inégalités de traitement et des discriminations sociales, raciales et territoriales par la police sont, eux aussi, très tendus. Par ailleurs, si les politiques de sécurité ont longtemps été l’apanage des partis de droite, et contestées par les partis de gauche, cette division partisane apparaît brouillée aujourd’hui, la sécurité ayant été fortement investie par la gauche, notamment socialiste (Cos, 2019). Les critiques militantes peinent donc à trouver des relais de leurs revendications au sein de la sphère politique. 

Dans ce contexte politique et médiatique très contraint, il apparaît donc d’autant plus important que les sciences sociales se saisissent de l’analyse des politiques de sécurité des grands événements, pour interroger leurs effets durables sur les villes et leurs populations. Ces travaux sont particulièrement importants pour permettre d’interroger empiriquement les pratiques, les agent·es, les dispositifs, les arrangements spatiaux, marchands et techniques, qui fondent la sécurité d’aujourd’hui. Les difficultés que l’on rencontre dans l’accès au terrain, et le fait que l’on nous renvoie à la seule évaluation de « l’acceptabilité sociale » des politiques de sécurité, questionnent néanmoins la faisabilité de nos enquêtes et la production de l’ombre autour de choix qui devraient pourtant relever de débats démocratiques. 

ENTRETIEN RÉALISÉ ENTRE FÉVRIER ET JUIN 2024

 

Illustration de couverture : Contrôle d’accès sur la Canebière, 8 mai 2024, arrivée de la Flamme Olympique à Marseille (M. Picaud, 2024)

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Bibliographie indicative

Bennett C.J. et Haggerty, K.D. (dirs.), 2011, Security Games: Surveillance and Control at Mega-Events, New York, Routledge.

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Boykoff J. et Fussey P., 2014, « London’s shadow legacies: security and activism at the 2012 Olympics », Contemporary Social Science, 9, 2, p. 253‑270.

Coaffee J., 2024, « Evolving security motifs, Olympic spectacle and urban planning legacy: from militarization to security-by-design », Planning Perspectives, 0, 0, p. 1‑21.

Cos R., 2019, « La carrière de “la sécurité” en milieu socialiste (1993-2012). Sociologie d’une conversion partisane », Politix, 126, 2, p. 135‑161.

Fillieule O. et Jobard F., 2020, Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Seuil.

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Fussey P. et Murray D., 2019, « Independent Report on the London Metropolitan Police Service’s Trial of Live Facial Recognition Technology », Essex, University of Essex.

Jobard F., Lévy R., Lamberth J. et Névanen S., 2012, « Mesurer les discriminations selon l’apparence : une analyse des contrôles d’identité à Paris », Population, 67, 3, p. 423‑451.

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Picaud M., 2021, « Les grands événements, olympiades de la sécurité urbaine numérique ? », Métropolitiques.

Samatas M., 2014, Τhe ‘Super-Panopticon’ Scandal of Αthens 2004 Olympics and its Legacy, Tucson, Pella Publishing.

World Cup and Olympics Popular Committee of Rio de Janeiro, 2015, « Mega-Events and human Rights in Rio de Janeiro dossier ».

Pour citer cet entretien : Picaud M., 2024, « #19 / Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 : sécuriser l’événement, surveiller la ville ? », Urbanités,  #19 / Urbanités événementielles, en ligne

  1. Ces deux termes sont différenciés par les professionnel·les de ce secteur : sécurité renvoie à des risques accidentels (incendies, etc.) quand la sûreté fait référence à des risques qui seraient liés à la « malveillance » (crimes, délinquance, etc.). []
  2. Au Heysel, 39 personnes meurent piétinées suite à l’envahissement d’une tribune italienne par des supporters anglais, en 1985. D’autres drames suivront, comme à Sheffield en 1989, lorsque 95 personnes périssent suite à un mouvement de foule. À Furiani, c’est une tribune qui s’effondre sous le poids des supporters, tuant 19 personnes en 1992. []
  3. Depuis 2009, les compétences du préfet en matière de police concernent Paris, ainsi que les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis et le Val-de-Marne, et la région Île-de-France pour la prévention et la gestion des crises. Un décret du 14 février 2024 ajuste par ailleurs temporairement ses compétences par rapport aux préfets de département, notamment dans les domaines de la police des manifestations et des rassemblements, de périmètres de protection, des drones, de la vidéosurveillance ou encore des activités de sécurité privée. []
  4. RAID : unité de police de recherche, assistance, intervention, dissuasion ; GIGN : groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale ; BRI : brigade de recherche et d’intervention, plus connue sous le nom de brigade anti-gang. []
  5. La liste des situations concernées est détaillée dans le Décret n°2023-828 du 28 août 2023 relatif aux modalités de mise en œuvre des traitements algorithmiques. []
  6. Le Comité International Olympique aurait ainsi attribué les droits de diffusion des Jeux olympiques et paralympiques de 2018 à 2024 à Discovery et Eurosport, estimés à 1,3 milliard d’euros, en ce qui concerne l’Europe. []
  7. Michel Cadot, Rapport sur l’organisation de la finale de la Ligue des Champions de l’UEFA le samedi 28 mai 2022 au Stade de France et le renforcement du pilotage des grands événements sportifs, 10 juin 2022, p. 3. []
  8. Voir à ce sujet la très intéressante brochure, Acceptess-T, Act Up-Paris, Association des allié(e)s des TDS, BORD!EL, Cabiria, PASTT, PDA, STRASS, Grisélidis, Chardon Ardent, Collectif des Femmes de Strasbourg Saint-Denis, Fédération Parapluie Rouge, AIDES – Région Île-de-France, Saccage 2024, Les Roses d’Acier, Les Pétrolettes, Paloma, Médecins du Monde – Délégation Île-de-France, « Les Jeux Olympiques et Paralympiques. Un confinement social pour les travailleuses du sexe », 2024, consulté le 17.04.2024. []
  9. Des rumeurs à propos d’un « confinement olympique » avaient ainsi été diffusées sur les réseaux sociaux, sans que cela n’ait été envisagé. Voir https://www.youtube.com/watch?v=RMnH9zTa1Ik. []
  10. « Ni en 2024, Ni jamais : NON au Big Brother Olympique », lundimatin, n° 272, 26 janvier 2021, https://lundi.am/Ni-en-2024-Ni-jamais-NON-au-Big-Brother-Olympique, consulté le 17.04.2024. []
  11.  Voir l’entretien avec Cécile Gintrac. []

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