#17 / Bonnes ou mauvaises herbes ? Les jardins de rue entre initiatives habitantes et encadrement institutionnel

Frédéric Bally

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« L’erreur urbaine » (Gans, 1965) permet de qualifier une erreur d’aménagement, de conception, de lieu voire une négligence et appelle à une correction de la part des aménageurs ou des habitants. Ainsi, l’urbain est un produit social et l’erreur aussi (Becker, 2018). La ville est vulnérable (Amin, 2013), elle est un équilibre fragile qui concentre des problèmes localisés de grandes problématiques mondiales : inégalités, réchauffement climatique, fragilité et étanchéité des sols, respect de la nature, etc. Pour mieux vivre l’urbain – mais aussi les changements à venir, par exemple la hausse des températures, les habitants veulent « sauver la ville » (Amin, 2016 : 5), ce qui peut notamment passer par des initiatives telles que le jardinage collectif urbain.

Nous nous focalisons ici sur les jardins de rue (Bally, 2020 ; Ramos, 2020) de la ville de Lyon : de petites parcelles prenant place dans la rue et aménagées par les habitants. Ces jardins prennent la forme de micro-implantations florales, de jardinières ou encore de pieds d’arbres, et d’aménagements d’habitants qui souhaitent participer à l’évolution des aménagements et à une forme de correction de la ville en tempérant le tout béton avec des fleurs et de la verdure.

Nous avons mené une étude qualitative entre 2016 et 2020 sur les jardins de rue du territoire lyonnais, organisée autour de deux pôles : dix entretiens semi-directifs avec des élus et acteurs institutionnels en charge de l’aménagement comme des jardiniers, agents de service, chargé de mission de la ville, afin de se saisir de la manière dont ils définissent, se représentent et s’occupent de ces jardins de rue. Vingt entretiens semi-directifs avec des acteurs jardiniers, afin de comprendre leurs représentations, leurs motivations à jardiner et leurs pratiques quotidiennes liées au jardinage. Ces entretiens ont été complétés par des observations répétées sur deux évènements liés à deux jardins de rue. Ces dernières ont notamment permis de saisir les interactions entre jardiniers, les manières de jardiner, les interactions avec les passants, dont les habitants du quartier, et ont fait l’objet d’une prise de note in situ ou ex-post. Ce travail de terrain est mené dans le cadre d’une recherche doctorale portant sur la production d’espaces sociaux multiples et superposés au sein des jardins collectifs sur le territoire.

D’après la littérature sur ces formes inédites de jardinage, le jardin de rue est un moyen de rendre le quartier plus agréable (Hyun-Sook et al., 2017 ; Marlin, 2008), de revenir dans la rue pour des habitants (Ramos, 2020) et de participer à la fabrique de l’urbain (Afrad et Kawazoe, 2020). Nous formulons l’hypothèse que ces jardins de rue sont le moyen de corriger des erreurs urbaines selon une vision habitante de la ville. La question soulevée par ce texte est la suivante : en étant des pratiques à la fois habitantes et institutionnalisées visant à corriger des erreurs urbaines, en quoi les jardins de rue révèlent-ils des tensions sur ce que doit être l’urbain ? Nous traitons dans un premier temps de l’émergence et les formes du jardin de rue sur le territoire lyonnais, puis les pratiques habitantes et institutionnelles autour de ces jardins pour terminer sur les tensions soulevées par ceux-ci.

L’émergence du jardin de rue

Qu’est-ce qu’un jardin de rue ?

Les jardins de rue sont de petites parcelles végétalisées et entretenues par des habitants – collectivement ou individuellement – qui prennent place dans l’espace public de la ville. Ces jardins de rue prennent trois formes sur le territoire de la municipalité de Lyon. Premièrement, les pieds d’arbres sont des aménagements de fleurs au pied des arbres avec un choix de fleur variées, parfois des aromatiques. Des micro-jardins difficiles à entretenir compte tenu de la pauvreté de la terre au pied des arbres urbains. Secondement, des jardinières de différentes tailles qui sont posées au sol et peuvent contenir des fleurs ou des aromatiques. Des associations comme les Incroyables Comestibles et Habitant Mains Vertes à Lyon peuvent intervenir pour installer ce type de jardinières avec les habitants. Troisièmement, des « micro-implantations florales », terme de la ville de Lyon pour désigner des micro-espaces creusés entre le trottoir et les murs d’habitations ou situés en bordure de trottoir. Des jardins créés et entretenus par les habitants du quartier. Ils sont exclusivement constitués de plantes, petites, grandes, grimpantes… L’installation de ces différents jardins de rue est l’occasion d’un évènement invitant volontaires, associatifs et autres habitants du quartier. L’idée est de « reproduire le modèle de la flore spontanée, qui pousse entre deux trottoirs, entre deux pavés » (Entretien avec Emeline, chargée de mission Espace Vert, 02.11.2017) avec des plantes poussant entre les fissures, des fosses creusées de 20 cm de profondeur, 15 cm de large et 60 cm de long.

Ces jardins de rue sont installés par des habitants en coopération avec la Direction des Espaces Verts, qui donne son accord, encadre, creuse un trou si nécessaire et peut même fournir des plantes aux jardiniers si besoin – gratuitement. Ces micro-jardins restent accessibles à tous.

1. Jardin de rue avec des roses trémières, 3e arrondissement (Bally, 2017)

Ce phénomène est plus large que le cas lyonnais : ces jardins de rue rappellent les potted street gardens étudiés par Afrad et Kawazoe (2020) à Tanger au Maroc : pour les auteurs, ces formes de jardinages de rue sont un moyen de faire de la verdure urbaine à moindre coût (Afrad et Kawazoe, 2020 : 84). En revanche, dans ce cas, ces formes de jardinage ne sont pas reconnues par la ville et relèvent d’une occupation illégale d’espaces urbains. Ce type de jardin est aussi développé en Corée du Sud, et semble avoir un effet positif sur la santé mentale des participants et des passants, comme le montre Hyun-Sook Kwon (Kwon et al., 2017) sur les street gardens de Séoul.

Ces jardins de rue s’inscrivent dans une même dynamique institutionnelle favorisant le retour de la nature en ville pour répondre à une demande sociale : basés sur une longue tradition de jardinage urbain (Pierson, 1996), ces jardins de rue font moins partie des débats actuels sur l’agriculture urbaine (Duchemin et al., 2013) que de l’esthétique de la nature en ville (Blanc, 2008). Ils renvoient à ces nouvelles formes végétales urbaines (Ernwein, 2022), s’apparentant à des pas japonais qui suivent la théorie de l’écologie du paysage (Clergeau, 2007) et apportent des bienfaits pour le citadin et la biodiversité (Reygrobellet, 2007).

Ces jardins se distinguent des jardins partagés, car situés au cœur de l’espace public et sous-tendent des dynamiques de réappropriation des rues. Les jardins de rue de la ville de Lyon se distinguent par leur enchâssement dans une coopération avec la Direction des Espaces Verts qui encadre la création des jardins mais qui laisse par la suite une grande liberté d’actions et de jardinage aux habitants. Ils se distinguent des permis de végétaliser de la ville de Paris en proposant un encadrement à la création de ces micro-implantations, et en ne laissant pas les habitants aménager des jardins n’importe où. En fait, ces jardins de rue semblent relever d’un « retour à la rue » (Ramos, 2017 : 3) et d’une gestion partagée d’un espace entre habitants et services publics, comme le montre Aurélien Ramos sur le cas des rues Kléber et Montfaucon à Bordeaux (Ramos, 2017). Ainsi, le point de départ et l’origine de ces jardins de rue, initiative habitante aujourd’hui encadrée par la Direction des Espaces Verts, se voulait être une réponse à une erreur d’aménagement, le manque de nature.

Historique des jardins de rue lyonnais

Les jardins de rue lyonnais commencent avec Luc, jardinier aux espaces verts, qui en 2002, réunit des habitants de son quartier pour aménager des espaces de verdure en complément d’une demande d’aménagement d’un jardin partagé dans le 5ème arrondissement. Cette association, les Jardingues, démarche le service des Espaces Verts (via Luc) et la municipalité du 5ème pour autoriser leur projet et permettre de le reproduire par la suite. Le groupe aménage trois pieds d’arbres de manière temporaire, sans accord avec la municipalité dans l’attente d’un terrain. L’idée était de réintroduire une continuité entre la verdure des arbres, les haies et différents aménagements verts au sein de l’urbain, un style sauvage qui renvoie à une nature non domptée, non maîtrisée, qui irait à l’encontre de la nature dénaturée (Dorst, 1970) que les jardiniers laissent s’exprimer. Cette idée de projet plastique, visuel, de quasi trame verte est encore au cœur des motivations des jardiniers (Bally, 2021).

Le principe de ce verdissement spontané est validé en 2003, après quelques accrocs au sein de la municipalité du 5ème arrondissement qui entraîne un retard pour la prise en compte des jardins de rue : en cause la première appellation, « à l’assaut des trottoirs », qui a effrayé certains politiques. Le projet est finalement validé (tout comme le jardin partagé). Luc est aujourd’hui toujours engagé sur ces jardins de rue et sur le jardin partagé : six nouvelles rues ont été jardinées depuis dans le quartier par des habitants.

En 2004 se développent des expérimentations de jardins de rue dans le 8ème arrondissement, rue Caseneuve où se tient le premier Festival des Jardins de rue, avec des jardinières de 5 mètres sur 5 réalisées par des habitants, artistes, architectes, paysagistes, qui sont ensuite reprises par les habitants du quartier. En 2006, la seconde édition du Festival des Jardins de rues se tient sur l’esplanade du Bachut et sur l’avenue du Général Frère dans le 8ème arrondissement. Ces aménagements sont cependant déconstruits en 2018 pour l’aménagement de la nouvelle ligne de tramway.

En complément, les Petits Brin Zurbains, collectif informel de l’association Brin d’Guill, qui gère le jardin partagé Ilot d’Amaranthe dans le 7ème arrondissement ont aussi aménagé des jardins de rue à Guillotière, dès 2006 : plusieurs jardiniers souhaitaient faire déborder la végétalisation du jardin dans le quartier. Deux jardinières se sont ainsi progressivement désengagées du jardin pour s’occuper des rues.

Par ailleurs, les rues de Montchat dans le 3ème arrondissement sont aussi investies par des jardins de rue dès 2007, avec la rue du Général Brulard par Sébastien, militant pour des rues vertes et fréquemment en visite au jardin Ilot d’Amaranthes. De même que les Pentes de Croix Rousse (rue Terraille, 1er arrondissement), par deux jardinières plus âgées, inspirées par les actions repérées sur le 5ème arrondissement. À partir de là, le développement de ces jardins va crescendo dans ces trois quartiers (Croix Rousse, Montchat et Guillotière) et plus globalement dans la ville de Lyon. Par exemple, dans le quartier de Montchat, c’est Lucie, habitante d’une maison du quartier, qui se met en relation avec d’autres voisins puis avec la chargée de mission de la Direction des Espaces Verts pour organiser la création des jardins de rue dans son quartier en 2009 : Lucie est ainsi allée voir chaque voisin pour sonder qui était motivé pour participer et a supervisé l’aménagement de six rues via des jardins. Aujourd’hui, plus de 950 jardins de rue sont présents sur le territoire lyonnais d’après Emeline : la carte ci-dessous montre les micro-implantations florales (symbolisé par une fleur, en vert), jardinières installées (fleur, en marron), les pieds d’arbres (symbolisé par un arbre, bleu foncé) ainsi que les projets de jardins de rue (jaune et bleu clair) dans les différents quartiers de Lyon.

2. Zoom sur l’ensemble des jardins de rue sur la ville de Lyon (Direction des Espaces Verts, 2017)

De l’initiative citoyenne au processus institutionnalisé

Les pratiques et représentations des jardiniers

Ces jardins de rue sont initiés par des collectifs d’habitants informels, non constitués en association. Les plantations se font de manière collective, lors d’une journée organisée deux fois par an, où tous les participants se réunissent pour planter et entretenir ensemble la rue. Les participants partagent ensuite un apéritif ou un repas ensemble. L’entretien (taille, arrosage principalement) peut se faire en groupe, entre voisins, mais se fait le plus souvent seul. Ces jardins de rue ne demandent ainsi qu’un temps d’entretien limité, quelques minutes par jour durant la belle saison.

À Montchat, Lucie organise des apéritifs pour gérer la distribution de plantes – apportées par des habitants ou par la chargée de mission des Espaces Verts. Ici, l’organisation se fait de manière pyramidale et chaque rue a un « chef de rue » autodésigné qui s’occupe de contacter et de coordonner les voisins, eux-mêmes responsables de deux ou trois jardins de rue. Dans le quartier de Guillotière, l’organisation se fait de manière spontanée, parfois coordonnée et c’est le collectif qui est responsable des jardins des différentes rues. Ce mode de fonctionnement est repris dans le quartier de la Croix Rousse et des Pentes : chaque participant peut entretenir ou arroser quand il est disponible, en prévenant les autres. Nous notons ainsi d’un côté un fonctionnement plutôt individuel (familial) malgré l’encastrement de l’action dans un collectif, de l’autre, un fonctionnement plus collectif.

Ces initiatives de jardinages s’appuient sur des valeurs et représentations axées autour d’un changement nécessaire concernant ce qu’est la ville aujourd’hui. Premièrement, face à « l’oppression du béton sur l’habitant » (Entretien avec Louise, jardinière, 25.02.2018), certains jardiniers se sentent investis d’une mission de sauver la ville avec plus de végétal au travers de leurs pratiques quotidiennes de jardinage collectif. Les habitants jardiniers essaient donc de corriger une erreur urbaine issue des politiques favorisant le béton : le manque de verdure en ville.

L’été quand il fait très chaud ici l’été à Lyon, si on veut que les gens puissent être dehors il faut qu’il y ait de l’ombre, des arbres, que la température soit moins élevée. Ce sont des enjeux de santé, plus il y a de nature, plus ça apaise les gens : que ce soit plus agréable de circuler en ville, dans des espaces avec des arbres plutôt que du béton partout. (Entretien avec Noémie, jardinière, 18.12.2017)

Deuxièmement, pour ces habitants, les jardins de rue représentent à la fois un espace de socialisation et de rencontre des voisins, mais aussi de réappropriation de la rue devant chez soi. Susanne par exemple, a installé des chaises devant chez elle depuis qu’elle jardine pour amener plus facilement les discussions avec son voisin. Ici, les habitants tentent de corriger une autre erreur, le recul des espaces publics de socialisation, comme le montre S. Parham (2015) : remettre de la nature devient synonyme de remettre de la vie sociale.

Troisièmement, le jardinage de rue prend la forme d’une appropriation du quartier par des habitants, qui dépasse la simple action de jardinage. Ils agissent sur leur quartier aussi par le nettoyage afin de mettre en valeur les fleurs et plus globalement le quartier. Ces habitants s’associent à d’autres collectifs comme des jardins partagés (Bally, 2021). L’action de jardinage collectif devient une action citoyenne, une manière d’agir pour le quartier. Au sein du quartier d’Oullins par exemple, ancien quartier industriel, ces jardins de rue viennent contrebalancer les friches du quartier et permettent « d’améliorer le cadre de vie, de changer l’image du quartier » (Entretien avec Boris, jardinier, 05.01.2017).

À la portée et au regard de tous, ces jardins invitent à une participation des habitants, mais leur statut est complexe, car placé dans l’espace public. Cette complexité est renforcée par la non-existence d’un encadrement légal de ces micro-espaces qui appartiennent habituellement à la ville. Leur présence invite cependant à repenser ce qu’est l’espace du trottoir et la devanture de maison. Les habitants jardiniers pointent de nouvelles manières de considérer l’urbain : utiliser de nouveaux espaces, discuter avec les voisins, instaurer de la verdure, participer à la vie de la ville. Initiative habitante, ces jardins de rue sont aussi encadrés par la direction des Espaces Verts.

La collectivité comme cadre garant des jardins de rue

Ces jardins de rue sont, depuis 2006, officiellement encadrés par la Direction des Espaces Verts de la Ville de Lyon, et font partie du temps de travail d’Emeline (qui a remplacé Luc), chargée de mission à la Direction des Espaces verts. Via Emeline, l’institution donne son accord aux habitants, étudie la faisabilité du jardin de rue en se rendant sur le terrain, mobilise une entreprise pour creuser les trous pour les micro-implantations. Emeline se rend à la première plantation du groupe d’habitants. Ensuite, les habitants gèrent leurs jardins comme ils le veulent. Par cet encadrement de la Direction des Espaces Verts, les habitants jardiniers se voient proposer des graines et plants de fleurs, fournies par la collectivité. La chargée de mission propose même une liste de fleurs qui sont résistantes aux conditions de vie urbaine voire des plantes grimpantes, plus visibles. Emeline insiste sur la nécessité que ce soit un groupe d’habitants qui initie la démarche pour des questions de pérennisation des jardins.

Ces jardins de rue peuvent ainsi faire partie intégrante de la planification urbaine, à l’instar des jardins partagés (Bally, 2021) ou des composteurs collectifs (Dumain et Rocher, 2017). Les entretiens menés avec des acteurs des différentes collectivités montrent une gestion – partielle, car limitée au démarrage – de ces jardins de rue, à la fois par les Espaces Verts et par certaines municipalités. À Croix-Rousse, au sein du 4ème arrondissement, élus et techniciens de la ville ont cherché des habitants et commerçants volontaires pour entretenir et gérer d’anciennes jardinières de béton dans deux rues.

Ce sont des jardinières de la direction des espaces verts qu’on a proposé à la gestion des habitants. Ça date de l’année dernière au mois d’avril, on a fait une action où la direction des espaces verts leur a donné des plantes locales qui tiennent bien. (Entretien avec Michelle, technicienne du 4ème arrondissement, 04.05.2018)

Ici, la proposition de la municipalité permet de reprendre des jardinières peu pratiques et coûteuses à entretenir. Passer par des habitants permet d’une part de faire des économies pour la ville, de faire en sorte que les habitants et commerçants s’approprient leur rue (et donc l’entretiennent de manière autonome), mais aussi de rendre plus agréables des rues passantes.

Ces jardins de rue font aussi partie des programmes des collectivités visant à faire reconnaître et accepter la nature émergente dans la ville : herbes qui dépassent, fleurs qui poussent au travers du béton, etc. Une campagne de communication visuelle a été initiée par le Grand Lyon en 2018 mettant en scène ces « herbes folles » (Corbin, 2017) dans la ville accompagnées de messages clés afin de sensibiliser à la fois les habitants, mais aussi les techniciens et agents d’entretien de la ville à l’importance de la nature en ville.

3. Affiche de sensibilisation aux « herbes folles » (Grand Lyon, 2018)

Enfin, ces jardins de rue s’intègrent à l’action publique d’aménagement du territoire et font partie de trames vertes et bleues. Pour certains acteurs institutionnels, ces jardins de rue sont effectivement un moyen de relier des parcs publics en créant des cheminements piétonniers agréables. Il s’agit d’associer ces jardins à l’aménagement du territoire afin de « redonner du sens et de la vie à des parcours piétons et à la marche urbaine » (Entretien avec Sophie, élue 4ème arrondissement, 04.05.2018), dans la perspective de réparer le manque de nature voire de biodiversité.

Ainsi, ces jardins de rue intègrent progressivement les dispositifs d’aménagement de la ville et font partie d’une nouvelle réalité urbaine : la présence de verdure par la participation citoyenne est encouragée pour compenser des manques issus d’erreurs urbaines passées.

Les jardins de rue générateurs de tensions

Des tensions entre habitants

Habitants et passants non inclus dans ces initiatives de jardinage ont une vision contradictoire et perçoivent ces jardins de rue comme une erreur d’aménagement, voire un échec (Batty, 1979) de la part des pouvoirs publics. Subsiste l’idée que le béton reste la solution pour l’aménagement urbain et des herbes qui dépassent renvoient l’image d’une rue non entretenue. Ces représentations de la nature sont cependant en train d’évoluer.

Avant c’était une nuisance ces petites herbes, maintenant c’est un truc positif. C’était l’équivalent d’une déjection canine ou un mégot de cigarette. Maintenant la moitié des habitants voient ça comme quelque chose de positif. (Entretien avec Élisabeth, Ville de Lyon, 14.12.2017)

Les jardins de rue peuvent apparaître comme une erreur d’aménagement, car ils ne s’intègrent pas dans le paysage urbain tel qu’il a été pensé : c’est à dire séparé du végétal par le béton (Arnould et al., 2011). Cette perception des jardins peut amener les riverains à reboucher eux-mêmes les jardins. Pour les participants, le jardin de rue devient ainsi le catalyseur d’un débat sur ce que doit être l’espace urbain : « il doit permettre de sensibiliser les passants, habitants et aménageurs au fait que la nature doit faire partie de l’urbain » (Entretien avec Luc, jardinier, 20.06.2018), pour des raisons environnementales, mais aussi de bien-être.

Des tensions avec les acteurs de l’aménagement

Certains aménageurs partagent cette vision de l’urbain qui se doit d’être bétonné pour être propre. Certains agents municipaux de la propreté détruisent les micro-implantations florales pensant ainsi répondre à la demande sociale d’un urbanisme propre. Dans certains quartiers, ces jardins apparaissent comme des intrus. Pour les jardiniers, il existe une vraie vision à changer dans l’aménagement de la ville, notamment chez les agents qui interviennent sur l’espace urbain.

J’ai mis des choses, ça a un peu poussé, et ils sont passés derrière ils ont mis le truc à fil, tout coupé. C’est une des contraintes les agents de la ville. On a des trottoirs qui sont abimés, et donc on a des fleurs sauvages qui prennent possession de ces failles, il faut les laisser. On y arrive à certains endroits, mais à d’autres la ville arrive avec ses chalumeaux. (Entretien avec Gérard, jardinier, 21.12.2017)

Lucie, jardinière de rue à Montchat, souvent en télétravail, intervient fréquemment pour empêcher les agents de la propreté de couper ou nettoyer les jardins de rue de sa rue. Se joue ainsi une méconnaissance de ces jardins, et le fait qu’ils peuvent représenter une gêne pour les agents municipaux. Outre de potentiels problèmes d’infiltrations d’eau que cela peut engendrer, les micro-implantations peuvent gêner le nettoyage du trottoir. Cela nécessite donc une bonne communication entre jardiniers, aménageurs et agents municipaux. Ici donc, le jardin apparait comme une erreur d’aménagement au sens où sa présence peut avoir des conséquences sur le nettoyage de la rue ou les fondations des bâtiments.

Il faut briefer les équipes de nettoyage, car ils les arrachent toutes parfois. Car les services de nettoiement et de voirie n’aiment pas ces micro-implantations florales. Ça fait un trou dans le trottoir, il peut y avoir des problèmes d’infiltration, ça devient des aires canines. (Entretien avec Élodie, Élue 4ème arrondissement, 05.05.2018).

Ces jardins de rue sont parfois abandonnés par des collectifs ou par des habitants. Selon les acteurs interrogés, certains peuvent se désintéresser de l’action de jardinage, déménager et laisser le jardin en l’état. Ces abandons sont l’une des peurs de la Direction des Espaces Verts, car aucune convention n’oblige les jardiniers à entretenir leur petite parcelle – à contrario des jardins partagés par exemple.

Ainsi, ces jardins de rue peuvent être perçus par des acteurs de la ville comme une erreur urbaine à la manière des herbes dépassant de l’interstice du trottoir. Cette perception se caractérise par trois visions : la ville propre avec une verdure bien encadrée, des jardins comme danger pour le bâti voire comme un inexistant, et enfin des jardins comme pouvant être abandonnés ou voués à l’échec, car très dépendants des participants. Ainsi, ces jardins de rue mettent en tension les usages et représentations habituelles de l’environnement urbain, entre habitants et avec les acteurs de la ville.

Conclusion

Ces jardins de rue apparaissent comme des actes de résistance voire de réappropriation par les habitants via des pratiques quotidiennes de jardinage et s’organisent ainsi des micro-espaces où ces pratiques incarnent des formes de réponse à des erreurs urbaines. Ces réponses sont perçues en partie comme des erreurs urbaines, car elles sont peu identifiées sur Lyon et viennent cristalliser des conflits entre plusieurs visions de ce que doit être l’urbain – un territoire dépourvu de nature versus un espace mêlant verdure et béton. Ces jardins de rue sont institutionnalisés et deviennent un mode de réponse plus seulement habitant, mais aussi institutionnel et s’intègrent progressivement à des outils de planification urbaine. Dans certaines villes comme Paris ou Rennes, le Permis de végétaliser vient renforcer ce lien entre initiative habitante et institutions : cette simplification de la procédure fait advenir cette initiative comme dispositif institutionnel à part entière. Ces jardins de rue relèvent de trois logiques qui se combinent : une logique de correction d’erreurs de la part des aménageurs par les habitants, une logique de correction d’erreurs par les aménageurs eux-mêmes et enfin une logique de production d’erreurs urbaines.

L’étude des dynamiques de ces jardins de rue par le prisme des habitants et des acteurs institutionnels fait donc émerger des tensions autour de plusieurs conceptions de la ville – l’erreur urbaine ne serait-elle dès lors qu’une question de perceptions (Temenos et Lauermann, 2020 ; Moore-Cherry et Bonnin, 2020) ? Faut-il voir l’intégration des habitants aux dispositifs de végétalisation comme un outil de correction d’erreurs d’aménagement urbain ? De futures recherches sur ces jardins de rue – qui commencent à gagner du terrain dans différentes villes françaises – basées du point de vue de leur réception par des habitants du quartier, doivent permettre de mieux comprendre leur intégration certains quartiers d’une part du point de vue des bienfaits qu’ils peuvent apporter, mais aussi des tensions.

FRÉDÉRIC BALLY

Frédéric Bally est post-doctorant à Grenoble Ecole de Management, au sein de la Chaire Territoires en Transition : il travaille sur l’engagement au sein de projets citoyens urbains (type jardins collectifs), la gouvernance des « infrastructures vertes », les chemins relationnels des entrepreneurs sociaux et le stigma organisationnel.

Couverture : Jardin de rue dans le 3ème arrondissement (Bally, 2018)

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Pour citer cet article : Bally F., 2023, « Bonnes ou mauvaises herbes ? Les jardins de rue entre initiatives habitantes et encadrement institutionnel », Urbanités, #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023, en ligne.

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