#6 / Nouveaux tuyaux en ville : les synergies énergétiques et la planification de la localisation des activités dans l’espace urbain

Zélia Hampikian


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Que l’on parle de bâtiment producteur d’énergie ou de récupération d’effluents de chaleur rejetés en milieu urbain, le constat est le même : la ville n’est plus le simple lieu de la consommation d’énergie, elle en devient productrice. Face au modèle dominant du grand réseau national centralisé, les formes de distribution de ces flux diffus sont inventées dans un foisonnement d’initiatives à des échelles diverses qui remettent le tuyau au cœur de réflexions urbaines. Dans cet article, nous partons du constat que la mise en œuvre de certaines d’entre elles repose sur des configurations spatiales particulières qui rendent possible la circulation d’un flux d’énergie d’une activité urbaine à une autre. Organisation des activités dans l’espace et système énergétique sont alors liés d’une manière renouvelée dont nous proposons d’analyser les implications pour la planification de l’espace urbain.

Nous montrons ainsi dans un premier temps comment la recherche de la circulation des flux dans l’espace urbain incite à repenser les liens physiques entre activités diverses, la proximité géographique entre certaines d’entre elles étant un facteur déterminant de l’intérêt de nouvelles formes de distribution. Dans un second temps, nous cherchons à comprendre si cette proximité géographique est volontairement planifiée ou non par les acteurs qui construisent les synergies énergétiques, nous appuyant pour cela sur l’analyse de deux cas concrets et emblématiques, car partout montrés en exemple, à Dunkerque et à Lyon.

Distribuer une énergie locale : les tuyaux au prisme de la localisation des activités dans l’espace urbain

Les systèmes alternatifs de production d’énergie, promus en particulier dans le cadre de politiques publiques qui visent une transition énergétique, apparaissent comme préfigurateurs d’une altération de la forme dominante du grand réseau centralisé. Ainsi, ces politiques, autant que les discours institutionnels qui les accompagnent, incitent au développement de systèmes de production renouvelable individualisés ou à la récupération d’effluents énergétiques produits au sein même des territoires urbains. En ce sens, ils entrent sans ambiguïté dans ce qu’Olivier Coutard et Jonathan Rutherford appellent un urbanisme « post-réseau » (Coutard et Rutherford, 2013).

Pourtant, dans les faits, ces systèmes sociotechniques sont loin de mener à une disparition univoque et indiscutée des câbles et des tuyaux qui constituent justement les maillons de base des réseaux. Au contraire, et c’est ce que nous montrons dans ce qui suit, ils s’accompagnent dans une certaine mesure de l’apparition de nouveaux types de liaisons et de la promotion d’une forme d’hyperconnectivité.

L’une de ces liaisons apparaît de manière évidente si l’on s’intéresse à l’une des formes que prend l’alternative au grand réseau centralisé : celle d’une rupture avec un usage linéaire des ressources, c’est-à-dire de la séquence qui commence par le prélèvement, se poursuit par la consommation et se termine par le rejet des déchets dans l’environnement (Barles, 2010). En effet, si l’on cherche à recycler des flux d’énergie auparavant rejetés dans l’atmosphère, il s’agit de les faire transiter du point où ils sont émis vers celui où ils peuvent être consommés. Dans le vocable des praticiens, on parle alors de récupération de la « chaleur fatale », définie comme une chaleur produite au travers d’un processus dont sa production n’est pas l’objectif (ADEME, 2015b). Un exemple que chacun connaît est celui des ordinateurs dont la mise en fonctionnement ne vise pas à produire de la chaleur mais qui le font néanmoins. Dans les faits, c’est aux sources concentrées d’une telle énergie que s’intéressent les discours qui promeuvent une transition énergétique. Dans les territoires urbains, on en dénombre ainsi quatre principales : les entreprises industrielles, les centres de données (data centers), les canalisations d’eaux usées et les incinérateurs de déchets ménagers. Derrière la mention de ces sources se trouve l’objectif de les distribuer au travers de tuyaux qui constituent un réseau de chaleur plus ou moins étendu : on est donc bien face à une mise en réseau justifiée par la valorisation de ressources locales.

De façon moins évidente peut-être, la diffusion des sources de production décentralisées fait également émerger un discours promouvant une mise en réseau lorsque l’on en évoque l’autoconsommation, c’est-à-dire la consommation directe par le producteur plutôt qu’un reversement sur le réseau national. En effet, la question de l’adéquation entre productions et consommations locales, de laquelle dépend justement cette possibilité d’autoconsommation, apparaît comme complexe à réaliser à l’échelle d’un unique bâtiment. Le discours institutionnel actuel tend donc à valoriser une conception de l’autoconsommation à l’échelle d’îlots urbains ou de quartiers aux fonctions mixtes, au travers d’une mutualisation, pour tirer parti de consommations décalées dans le temps entre les différentes activités urbaines (ADEME, 2008 et 2015a ; MEDDE, 2014) : on met alors en réseau de façon non centralisée pour mutualiser les ressources.

Bien que le lien avec les questions industrielles n’apparaisse pas de manière évidente, les concepts de récupération et de mutualisation d’un flux mobilisés ici font directement écho aux notions utilisées dans le champ de l’écologie industrielle. Ce dernier a en effet pour objectif la compréhension des échanges et réorganisations de flux de matière et d’énergie entre acteurs du système industriel comme réponse aux pressions environnementales (pour une vision détaillée des fondements et des travaux du champ, voir par exemple : Erkman, 1997 et 2001 ; Barles, 2010). Les liens matériels apparaissant ainsi entre acteurs industriels sont appelés « synergies » : synergie de mutualisation lorsqu’il s’agit de partager un flux, et de substitution lorsqu’il s’agit de récupérer un effluent d’une entreprise pour en faire un intrant d’une autre (Beaurain et Brullot, 2:011). Les similitudes avec les formes évoquées plus haut sont donc très fortes et, pour cette raison, nous reprenons à notre compte la notion de synergie pour les regrouper sous un vocable commun.

Analysant l’émergence de telles synergies dans les cas industriels, le champ fait en particulier ressortir l’importance de facteurs spatiaux. Ainsi, proximité ou co-localisation sont identifiés comme des concepts clés qui permettent la circulation des flux (Chertow, 2000 ; Beaurain et Brullot, 2011 ; Schiller et al., 2014). En effet, au-delà d’une certaine distance entre les activités concernées, tout l’intérêt économique et environnemental de la synergie est compensé par les divers coûts liés au transport du flux. Si elle n’est bien entendu pas suffisante, la proximité géographique (Gilly et Pecqueur, 2000) est donc une condition nécessaire de l’émergence de synergies.

Se pose alors la question de l’origine de cette proximité géographique : elle peut en effet aussi bien avoir été planifiée1 dans le but de faciliter la synergie qu’y être préexistante et avoir été saisie comme une opportunité. Dans le cas des synergies entre activités industrielles, le débat sur la pertinence de la planification de ces localisations n’est pas tranché mais est alimenté par un nombre important de cas d’études dans lesquels des formes et des degrés différents de planification sont pratiqués (Desrochers, 2001 ; Curien, 2014). En revanche, en ce qui concerne les cas non purement industriels, le très faible nombre d’études empiriques (Vernay, 2013 ; Curien, 2014) incite à se poser la question de l’existence même d’une quelconque forme d’interaction entre la mise en œuvre de ces synergies et la planification des localisations des activités.

En conséquence, en des termes pragmatiques, nous posons la question suivante : les acteurs des synergies énergétiques en milieu urbain planifient-ils d’une quelconque manière une proximité géographique entre les activités impliquées afin de diminuer les coûts engendrés par la circulation des flux d’énergie ?

Récupérer ou mutualiser les flux d’énergie : la planification de la proximité géographique en question à Dunkerque et à Lyon

Afin de proposer des premières hypothèses de réponse à cette question, nous analysons dans cette seconde partie deux synergies énergétiques et leurs implications. Ces dernières sont emblématiques car partout présentées comme exemplaires et revendiquées comme telles depuis leur conception-même. La première, située à Dunkerque, est de substitution tandis que la seconde, située à Lyon, est de mutualisation. Nous fondons notre approche sur des enquêtes de terrain réalisées entre juin 2014 et mai 2015, au cours desquelles nous avons mené des entretiens semi-directifs avec l’ensemble des acteurs des synergies2 et recueilli des documents de travail, de communication ou à valeur réglementaire.

 

Réseau de chaleur et organisation spatiale du tissu industriel à Dunkerque

Depuis le début des années 1980, un réseau de chaleur en délégation de service public approvisionne une partie des bâtiments de Dunkerque, distribuant ce qui est présenté comme une « chaleur industrielle ». Cette dernière provient dans les faits des « chaînes d’agglomération » des aciéries d’ArcelorMittal sur la zone industrielle de Grande-Synthe qui fait partie de la communauté urbaine de Dunkerque. Le processus d’agglomération, qui vise à produire des petits morceaux de minerais solides et contenant de l’air, est une étape préalable à la production d’acier au sein des hauts fourneaux. Il nécessite de chauffer des poudres de minerais à très haute température (environ 1 100°C) et de les refroidir ensuite, lorsqu’elles se sont agglomérées sous forme solide, pour pouvoir les transporter. La chaleur dégagée au moment du refroidissement est donc très importante, et c’est une partie de cette dernière qui est récupérée et distribuée par le réseau de chaleur3 . La photographie 1 permet de se représenter la forme que prennent les agglomérés lorsqu’ils sont en phase de refroidissement sur ce qui est appelé dans le jargon de la sidérurgie un « refroidissoir ».

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1. Aggloméré en cours de refroidissement sur un refroidissoir (Capture d’un reportage explicatif de la récupération de chaleur réalisé pour le compte de Dalkia pour les Assises de l’énergie 2008 – vidéo fournie par Energie Grand Littoral)

1. Aggloméré en cours de refroidissement sur un refroidissoir (Capture d’un reportage explicatif de la récupération de chaleur réalisé pour le compte de Dalkia pour les Assises de l’énergie 2008 – vidéo fournie par Energie Grand Littoral)

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Cette source industrielle permet de fournir entre 60 et 70 % de la chaleur distribuée par le réseau urbain, le reste étant produit par des chaufferies fonctionnant au gaz ou au fioul lourd, certaines fournissant également de l’électricité par un processus de cogénération. La figure 2 présente la distribution spatiale des tuyaux, la localisation du point principal de production, c’est-à-dire des installations d’ArcelorMittal et celle des chaufferies produisant l’appoint, tandis que la figure 3 représente la répartition des différentes sources dans le mix énergétique du réseau en 2011.

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2. Plan du réseau de chaleur – image satellitaire en fond tirée de Google Earth (Hampikian, 2015)

2. Plan du réseau de chaleur – image satellitaire en fond tirée de Google Earth (Hampikian, 2015)

3. Répartition des sources d'énergie du réseau de chaleur en 2011 (Étude pour le développement du chauffage urbain de la région de Dunkerque - Cabinet Hexa Ingénierie – 2012)

3. Répartition des sources d’énergie du réseau de chaleur en 2011 (Étude pour le développement du chauffage urbain de la région de Dunkerque – Cabinet Hexa Ingénierie – 2012)

La justification économique de la récupération s’appuie sur deux facteurs : d’une part, l’existence d’une source à haute température et en grande quantité et, d’autre part, la distance limitée entre la localisation de cette source et les bâtiments connectés au réseau, qui sont principalement des équipements publics et des logements sociaux. À l’origine pourtant, aucune planification n’intervient pour faire émerger cette proximité : les aciéries, aujourd’hui gérées par ArcelorMittal sont présentes sur le territoire, à cet endroit, depuis le début des années 1960, soit bien avant la mise en œuvre de la récupération. On note en outre sur la figure 2 que les bâtiments reliés au réseau de chaleur, choisis pour l’importance de leur consommation et pour leur nature (logement social ou équipements publics) n’appartiennent pas à la zone urbaine la plus proche, bien que la commune de Saint-Pol-Sur-Mer, aujourd’hui fusionnée avec Dunkerque, fasse dès l’origine partie de la zone considérée pour la mise en place du réseau. Ainsi, ni d’un côté ni de l’autre du tuyau n’est planifiée la localisation des activités pour limiter les pertes de distribution.

Pour cette première étape de la vie du réseau, cette absence peut être expliquée par la stratégie initiale des acteurs publics locaux, à l’origine de la démarche. Dans les années 1980, la chaleur industrielle est en fait considérée parmi d’autres sources potentielles, qu’elles soient d’origine fatale ou non, et l’objectif des élus est de développer un réseau de chaleur qui participe à une indépendance énergétique accrue du territoire. Ainsi, l’intérêt des acteurs moteurs du projet se porte avant tout sur l’infrastructure et non sur le flux.

Au début de l’année 2015 cependant, la compétence de gestion du réseau est transférée par la loi de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (dite loi MAPAM) de la ville de Dunkerque à la Communauté Urbaine (CUD). Cette dernière, et plus particulièrement sa direction énergie, cherche alors à planifier une extension du réseau de chaleur qui mène à un doublement de la puissance délivrée par ce dernier. Une étude est ainsi commandée à un bureau d’études spécialisé pour identifier d’une part les autres sources potentielles, en particulier industrielles, mais aussi issues de l’incinération des déchets, des eaux usées ou encore de la biomasse, et, d’autre part, les zones qui pourraient être privilégiées pour l’extension. Les questions spatiales abordées sont ainsi nombreuses, en particulier en ce qui concerne les sources de chaleur fatale : où sont ces sources, quelle est leur distance aux points de consommation et quelle est la densité de consommation de ces derniers4  ?

L’espace et son organisation sont ainsi omniprésents dans la réflexion sur la planification du réseau. Malgré tout, on n’y trouve pas d’approche réflexive. En effet, la localisation des activités qui produisent les effluents d’énergie considérés n’y est pas interrogée et, en outre, l’arrivée possible d’autres activités en d’autres lieux n’est pas envisagée. Ainsi, la localisation des activités dans l’espace est considérée comme une donnée exogène au problème. Cette démarche n’est pas contradictoire avec le fonctionnement de la CUD, commanditaire de l’étude, puisque la direction énergie ne considère pas avoir une quelconque légitimité pour donner un avis sur la planification spatiale du territoire : elle est une donnée sur laquelle elle se fonde pour déterminer une stratégie de planification du système énergétique5 . La diversité des flux urbains est donc considérée comme une ressource dont il s’agit d’exploiter le potentiel, mais seulement si ce dernier s’accorde avec l’organisation de la ville telle qu’elle est pensée en dehors de ces flux.

 

Electricité renouvelable et mixité d’activités à Lyon Confluence

La Confluence est un quartier en cours d’aménagement sur la presqu’île éponyme qui fait partie de la ville de Lyon (voir sa localisation sur la figure 4). L’acteur qui en mène l’aménagement, la SPL Lyon Confluence, structure à l’actionnariat entièrement public6 , est engagé dans une démarche visant à faire du quartier une opération exemplaire en matière d’énergie. Cette dernière est en particulier conduite au travers d’une implication au sein de multiples projets partenariaux européens et internationaux qui permettent de récolter des fonds pour mener des expérimentations énergétiques7 . Par exemple, l’opération d’aménagement a fait partie du projet européen Concerto-Renaissance, consistant à mettre en œuvre une démarche de conception énergétique innovante sur trois îlots spécifiques (dits îlots ABC).

4. Localisation de la Confluence au sein de la Métropole de Lyon (Lyon Confluence Images et plans - 68 repères, SPLA Lyon Confluence, Grand Lyon 2013)

4. Localisation de la Confluence au sein de la Métropole de Lyon (Lyon Confluence Images et plans – 68 repères, SPLA Lyon Confluence, Grand Lyon 2013)

Plus récemment, un second projet, dénommé Lyon Smart Community, est mené en partenariat avec la New Energy and Industrial Technology Development Organization (appelé communément le NEDO), en général présentée comme l’équivalent japonais de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie (ADEME) et dont la mission est en particulier de faire la promotion des technologies japonaises en matière d’énergie sur la scène internationale. Le partenariat consiste à faire de la Confluence un quartier démonstrateur de certaines d’entre elles8 . Dans ce cadre, Toshiba a été sélectionné par le NEDO pour fournir les dispositifs techniques démonstrateurs.

L’une des opérations qui constituent le partenariat consiste en la construction d’un « îlot à énergie positive », au nom commercial d’Hikari, donné par son promoteur Bouygues Immobilier et dont la construction est actuellement en cours d’achèvement (voir photo de couverture). L’objectif de l’opération est donc de parvenir à un ensemble de bâtiments qui produisent localement davantage d’énergie qu’ils n’en consomment, le bilan des productions et des consommations étant réalisé sur la durée d’une année.

Dans les faits, l’îlot est composé de trois bâtiments à la programmation mixte, à la fois horizontalement et verticalement et son fonctionnement énergétique est présenté par Bouygues Immobilier comme une mutualisation énergétique totale des usages et des productions locales qui regroupent les productions à la fois électriques et thermiques d’une centrale à cogénération alimentée par de l’huile végétale et de panneaux solaires photovoltaïques disposés en toiture et en façade. La figure 5 offre des représentations graphiques de ce principe. Physiquement, la mutualisation est en particulier matérialisée par le passage de tuyaux d’un bâtiment à l’autre dans le sous-sol commun de l’îlot.

Toutefois, pour le cas de l’électricité, l’existence même de la mutualisation est mise en doute par les acteurs, puisque celle qui est produite par les panneaux photovoltaïques (et non par la cogénération) est reversée sur le réseau national par chaque bâtiment, les échanges d’électricité entre eux se faisant donc au travers de câbles n’ayant pas été construits spécifiquement dans ce but.

5. Représentation du principe du fonctionnement énergétique de l’îlot par Bouygues Immobilier (Supports de présentation publique de l’îlot Hikari, 2013)

5. Représentation du principe du fonctionnement énergétique de l’îlot par Bouygues Immobilier (Supports de présentation publique de l’îlot Hikari, 2013)

Cependant, pour ce qui est des consommations de chaleur, la conception du système énergétique vise bien une autonomie et les puissances installées ont été calculées en ce sens. L’intérêt de la mutualisation apparaît à cette étape puisque c’est par la mixité des activités (bureaux, logements et commerces), qui consomment l’énergie de manière décalée dans le temps, que le promoteur justifie une division par trois de la puissance thermique installée pour répondre aux besoins énergétiques de l’îlot. Dans les faits, un tel abaissement ne peut être obtenu que grâce à la conjonction de la mutualisation et de systèmes de stockage de chaleur, qui prennent la forme de ballons d’eau chaude de taille importante installés au sous-sol de l’îlot.

La conception énergétique est donc présentée comme découlant directement du regroupement d’activités diverses en un lieu commun. Toutefois, dans la phase précédant cette présentation commerciale, il apparaît que la mixité d’activités n’est pas programmée conjointement au système énergétique par le promoteur : elle fait partie du cahier des charges communiqué par la SPL lors de la consultation menant à l’attribution du lot. Inversement, cette exigence de mixité par l’aménageur n’apparaît pas liée aux possibilités de mutualisation énergétique. Le cahier des charges demande ainsi que l’îlot soit à énergie positive, c’est-à-dire qu’il produise annuellement plus d’énergie qu’il n’en consomme, mais aucune indication n’est donnée sur les moyens qui doivent être saisis pour y parvenir. Il impose également que l’ensemble bâti regroupe bureaux, logements et commerces, sans pour autant que cela ne soit justifié par des questions énergétiques. La mixité d’activités à l’échelle de l’îlot et la mutualisation énergétique sont donc considérées l’une après l’autre et non de manière conjointe9. Ainsi, l’existence de la synergie résulte du saisissement d’une opportunité mais est reconstruite a posteriori dans un discours la présentant comme découlant d’une planification volontaire de la localisation d’activités diverses.

Plus largement toutefois, à l’échelle de l’opération dans son ensemble, une réflexion sur la construction de nouveaux îlots à énergie positive est menée par l’aménageur. L’idée portée par la SPL est de mener plus loin l’expérience déjà entamée sur l’îlot Hikari. Ainsi, alors que ce dernier reverse une partie de son électricité sur le réseau national, atteignant l’énergie positive sur une année mais pas de manière instantanée, l’objectif est de construire cette fois-ci une véritable autonomie vis-à-vis du réseau centralisé, en visant donc l’autoconsommation totale. À nouveau, la mutualisation des productions décentralisées est envisagée pour améliorer l’adéquation entre production et consommation via un micro-réseau local, dont la gouvernance n’est pas encore définie. Comme pour le cas de l’îlot Hikari, la mixité des activités qui seraient reliées au travers de cette mutualisation est présentée comme un levier important pour permettre cette adéquation. Mais une fois encore, l’idée n’est pas présente dès la phase de programmation.

En fait, de manière générale, la mixité fonctionnelle au sein de l’opération d’aménagement n’est pas pensée pour répondre à des exigences propres au système énergétique. Elle fait partie d’une stratégie globale de programmation présentée comme une réponse à des enjeux tant environnementaux qu’économiques et sociaux. Dès lors, la liaison directe présentée dans le discours du promoteur entre programmation des types d’activités au sein de l’îlot et construction de la synergie énergétique résulte d’un aplanissement du processus réel tel qu’il s’est déroulé.

Des systèmes énergétiques urbains sous influence spatiale renouvelée

L’analyse de ces deux cas d’étude fait émerger l’hypothèse d’une réponse négative à la question posée. En effet, dans aucune des deux situations la synergie ne résulte d’une imbrication de la planification de la synergie et de la localisation des activités qu’elle lie. À Dunkerque, la proximité est un état de fait. Elle est conçue comme une donnée déterminante, mais n’est pas réfléchie, au sens premier du terme. À Lyon, l’imbrication entre mixité fonctionnelle et mutualisation énergétique est construite dans le discours mais ne correspond pas au processus réel ayant mené à la synergie.

Toutefois, il ne s’agit bien entendu pas de dresser une conclusion définitive par l’analyse de ces deux seuls cas, d’autant plus que, comme le montrent les dates très récentes des documents institutionnels que nous avons mentionnés, les réflexions sur les synergies énergétiques sont menées actuellement dans un foisonnement d’initiatives diverses. On peut ainsi lire des signes d’une réflexion inversée, dans laquelle la localisation de certaines activités serait contrainte pour faciliter la circulation de flux d’énergie. Par exemple, le Schéma Régional Climat Air Energie d’Ile-de-France consacre une section à la récupération de chaleur des data centers et propose d’organiser leur localisation pour qu’ils se trouvent près d’équipements fortement consommateurs de chaleur (Région Ile-de-France et Préfet de la région Ile-de-France, 2012). Hors du contexte français cette fois-ci, la ville de Rotterdam construit une stratégie d’intégration des planifications urbaines et énergétiques dans le but de faciliter la récupération et la distribution des flux d’énergie (Lenhart, van Vliet et Mol, 2015). On constate cependant, grâce à l’analyse de nos cas d’étude, que ces réflexions ne sont pas intégrées de manière systématique dans les processus d’élaboration des synergies.

Malgré cela, nous avons mis à jour l’apparition de formes d’influences spatiales nouvelles sur la planification du système énergétique. D’une part, la prise en compte de sources potentielles dont on ne peut choisir la localisation crée des contraintes supplémentaires qui rendent la répartition des flux dans l’espace omniprésente dans le travail de planification du système énergétique. D’autre part, l’organisation des fonctions dans l’espace est considérée à des échelles beaucoup plus fines que celles qui intéressent les opérateurs lorsqu’ils gèrent les grands réseaux centralisés : ici, c’est par exemple l’agrégation des consommations électriques à l’échelle de l’îlot qui compte, bien loin de l’échelle de distribution liée aux postes de transformation qui font habituellement l’objet de réflexions par les opérateurs énergétiques.

La planification du système énergétique prend alors une dimension de sélection spatiale qui n’existe pas dans le processus d’universalisation des réseaux centralisés : confrontée à une diversité de flux multidirectionnels, elle a pour objectif de choisir ceux dont la réorientation doit être mise en œuvre, condamnant ceux qui ne peuvent en faire l’objet pour des questions d’inadéquation spatiale. Et l’un des critères fondamentaux de ce choix, c’est bien le coût que représente la matérialité des tuyaux qui font transiter les flux.

ZELIA HAMPIKIAN

 

Zélia Hampikian est doctorante en aménagement et urbanisme au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (UMR 8134 CNRS/UPEM/ENPC). Sa recherche doctorale porte sur la manière dont les complémentarités entre activités humaines sont saisies pour reconfigurer les systèmes énergétiques urbains, par la création de nouveaux liens matériels mettant en œuvre des échanges ou des partages de flux d’énergie. Elle s’attache à comprendre le fonctionnement sociotechnique de ces réorganisations et à en analyser les répercussions territoriales.

zelia.hampikian AT enpc DOT fr

Couverture : la façade de l’îlot Hikari à Lyon Confluence en avril 2015 (Hampikian, 2015)

Bibliographie

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ADEME, 2015a, Appel à projets de recherche (APR) « Energie durable : production, gestion et utilisation efficaces » – Edition 2015, 31 p.

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  1. Planifier est ici utilisé au sens d’ « organiser à l’avance quelque chose » (définition du Larousse) et ne doit pas être confondu avec l’activité de planification urbaine par la production de documents dédiés à valeur réglementaire. []
  2. Par souci de respect de l’anonymat des personnes interrogées, nous ne les citons pas explicitement mais faisons référence à leur structure de rattachement en note de bas de page lorsqu’une analyse est directement issue d’un entretien. []
  3. Entretiens auprès d’ArcelorMittal (02/02/2015 et 16/04/2015) et Dalkia, concessionnaire du réseau (03/02/2015). []
  4. Entretiens auprès du service énergie de la CUD (02/06/2014) et de la Ville de Dunkerque (15/04/2015) et consultation de l’étude. []
  5. Entretien auprès du service énergie de la CUD (02/06/2014). []
  6. L’actionnaire largement majoritaire est la Métropole de Lyon (89,25 % du capital), le reste étant partagé entre le Département du Rhône, la Ville de Lyon, la région Rhône-Alpes et trois communes (Sainte-Foy-lès-Lyon, La Mutalière, Les Oullins). []
  7. Entretien auprès de la SPL Lyon Confluence (01/04/2015). []
  8. L’objectif est en particulier d’intégrer des technologies de l’information et de la communication pour permettre le suivi et le pilotage des flux d’énergie, mais également des technologies de production et de stockage (panneaux solaires, cogénération, batteries) ainsi que de mobilité électrique. []
  9. Entretiens auprès la SPL Lyon Confluence, Hespul (assistant à maîtrise d’ouvrage de l’aménageur sur les questions énergétiques), Bouygues Immobilier (02/04/2014), Manaslu Ing. (bureau d’études énergie du projet) (01 et 02/04/2015). []

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